Querelle des Anciens et des Modernes

Quand Daumier réalise sa série Histoire ancienne il y a déjà trois siècles que toute la vie culturelle de la France est pétrie d’antiquité gréco-romaine.
 La littérature y trouve des inspirations, des héros ; la peinture y cherche des sujets ; la sculpture aussi. Combien de souverains se sont fait représenter accoutrés en empereur romain ? Les orateurs révolutionnaires y puisent leur éloquence et Bonaparte en démarque les institutions politiques. Le vocabulaire lui-même fourmille de mots et d’expressions venus de l’Antiquité et dont on ne voit plus l’origine.
Ainsi est né le mythe d’une époque à jamais révolue où l’art était parfait. Ainsi s’est constituée une représentation idéalisée de l’Antiquité dont les personnages sont devenus des héros hors normes, dans le Bien comme dans le Mal. La Vie des Hommes illustres de Plutarque y a largement contribué. La statuaire antique offrait des canons de la Beauté avec ses profils grecs et ses corps parfaits dans leurs proportions. Les temples grecs justifiaient l’expression de « miracle grec » utilisée par un penseur du XIXe siècle.
Des esprits anticonformistes avaient bien tenté de tourner en dérision ce monde idéalisé : Scarron, Perrault et plus tard Offenbach. L’Antiquité gréco-romaine restait néanmoins une sorte d’âge d’or où la Beauté parfaite avait existé une fois.
Du temps même de Daumier subsistait une école néo-classique qui peignait encore des scènes tirées de la mythologie ou de l’histoire grecque. Les visages peints en sont parfaits, c’est-à-dire lisses. C’est l’impassibilité qui sied aux dieux, aux demi-dieux, aux héros, lesquels sont drapés dans une dignité pétrifiée.
Mais justement, cette perfection, cette absence d’expression, ces poses théâtrales sont l’opposé de Daumier. Il semble que, pour lui, la Beauté figée soit l’image de la Mort. Ce qu’il veut, c’est la vérité des visages, l’authenticité des attitudes. Ses œuvres atteignent ainsi à une fidélité plus grande que celle obtenue par la photographie, car il y introduit le mouvement, c’est-à-dire la vie.
Aussi l’art classique ou néo-classique, antithèse de Daumier, ne pouvait-il que provoquer une réaction conforme à son tempérament : la dérision par le dessin, c’est-à-dire, la caricature.
Et nous voici devant un curieux couple : lui, un guerrier, a la démarche légère d’une ballerine qui exécute des pointes. Son port de tête est altier, bravache, suffisant. Il pointe vers l’avant son glaive sanglant. Elle est laide, elle a l’air d’une bourgeoise qui a renoncé à surveiller sa ligne et ne porte plus le corset.
Le sol encore jonché de cadavres, une épée brisée, des ruines fumantes, tout indique que de violents combats viennent d’avoir lieu. L’immense silhouette d’un cheval dans les décombres suggère que nous sommes à Troie après la bataille et que le couple représente Hélène et Ménélas.
Le roi de Sparte a vieilli depuis l’enlèvement de sa femme. Pour être aussi bedonnant, il a dû remplacer les triomphes du stade par un goût immodéré des plaisirs de la table. 
Visiblement, il ramène, à la maison, sa femme reconquise de haute lutte sur les Troyens. En voyant Hélène, on se demande pourquoi il s’est donné tant de mal. Elle est devenue ce que l’on appelle trivialement « un remède contre l’amour ». Si toutes les femmes étaient ainsi, on commence à comprendre pourquoi les Grecs préféraient les éphèbes ; on connaît le mot de Pascal : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court  ». Eh bien ! si Hélène avait eu le genre de beauté que lui prête Daumier, on peut assurer que la guerre de Troie n’aurait pas eu lieu, car Pâris ne l’aurait pas ravie à Ménélas.
Ce serait d’ailleurs dommage pour la littérature, car l’Iliade n’aurait pas été écrite et Jean Giraudoux, pour concevoir son drame en 1935, aurait été privé d’une référence à l’Antiquité, puisque, justement, la Guerre de Troie n’aurait pas eu lieu.
Hélène fait contre mauvaise fortune bon cœur et revient au bras de son macho de mari. Est-ce à lui, est-ce à Pâris, est-ce à Troie, est-ce au Destin, qu’elle adresse son pied de nez ?
On se prend quand même à regretter la beauté supposée d’Hélène dont rêvait encore en 1920 un poète qui, dans une pièce intitulée Hélène, écrivait notamment :

«Si ton épaule est ronde et ton bras velouté,
C’est qu’il faut que par toi le destin s’accomplisse
Et tes femmes qu’assiste Eros, leur doux complice,
Déchaînent le carnage en parant ta beauté.

«Car nulle beauté ne doit passer la tienne,
Et c’est pourquoi Pâris t’a prise à Ménélas,
Pourquoi tant de guerriers d’Ilion et d’Hellas
Arrosent de leur sang la campagne troyenne.»
André Dumas

Dans cette antiquité de rêve, il y avait un jeune homme dont la beauté séduisait, dit-on, les filles et les garçons : c’est Narcisse, à qui une grande longévité avait été promise par un devin, à condition qu’il ne se regardât jamais. Eh bien ! le voilà, vu par Daumier : ce quinquagénaire famélique, rachitique, aux membres décharnés, aux fesses plates, qui semble faire des pompes au bord de l’eau, c’est Narcisse ! Il n’est ni jeune, ni beau et son reflet ne l’est pas davantage et pourtant il adresse un sourire à son image, un sourire niais, complaisant. Admirateur de son portrait en dépit de l’interdiction prémonitoire, il se noya en voulant le rejoindre et la prédiction du devin s’accomplit.
Cette laideur dont Daumier gratifie Narcisse nous étonne en ce qu’elle aurait dû rendre impossible l’accomplissement du mythe. Mais si Hélène est laide, pourquoi Narcisse ne le serait-il pas ? Il y aurait même une certaine cohérence dans cette vision. Et s’il y avait là une remise en cause par Daumier des critères du Beau ? Qu’est-ce qui nous autorise à conférer une valeur absolue à notre conception des canons de la Beauté ? Dans un monde où tout serait laid, peut-être que rien ne le serait ?

Alors Daumier aurait raison. Mais a-t-il obéi, en introduisant la laideur dans la mythologie, à une réflexion philosophique ou n’a-t-il voulu que se moquer en négligeant les conséquences de son parti pris ? J’opterais plutôt pour cette seconde hypothèse.

Avec les « Nuits de Pénélope », Daumier a représenté la reine d’Ithaque endormie devant son ouvrage. L’intention de Daumier est ici peu claire. Le guerrier coiffé d’un casque à cimier, Ulysse, qui est représenté sur le mur figure-t-il le rêve obsessionnel de Pénélope, ou reste-t-il là en permanence, ce qui d’ailleurs devrait décourager les soupirants auxquels elle veut échapper ? Les quatre vers qui accompagnent la lithographie ne nous éclairent pas, même quand on sait que le mot fil est utilisé ici dans un sens figuré qu’il a perdu depuis, celui de ruse, finesse.
Et puis que signifie l’endormissement de Pénélope ? Qu’elle est fatiguée ou qu’elle est lasse d’attendre et qu’elle est sur le point de céder à ses prétendants ? Daumier, alors, aurait-il voulu illustrer avant la lettre cette définition de la fidélité conjugale donnée par un humoriste contemporain : « Démangeaison avec défense de se gratter » ?
Cette femme hydropique coiffée d’une sorte de chapska polonais qui tient un glaive dans son dos comme elle tiendrait un parapluie fermé, c’est la reine des Amazones !
Avec l’abdomen énorme de termite femelle dont l’a pourvue Daumier, il n’est pas téméraire de penser qu’elle a renoncé à l’équitation.
Fait rare chez Daumier – à moins qu’il ne l’ait fait exprès – un détail lui a échappé : la reine, aussi bien que la cavalière victorieuse, sont dotées – la reine surtout – de l’attribut féminin qui est essentiel à l’exercice de la maternité. Aucune ne s’est fait amputer du sein droit qui, dit-on, gênait les Amazones pour bander leur arc.
Pas d’hommes dans cette lithographie, comme c’était la coutume : les terribles guerrières n’avaient que des amants de rencontre et elles tuaient les garçons à la naissance pour ne garder que les filles.
Pauvres hommes ! et qu’il leur fallait du dévouement pour honorer les Amazones de Daumier. Pour cet univers exclusivement féminin, l’auteur du quatrain s’est montré féministe avant la lettre en forgeant un féminin au mot vainqueur : « vainqueuse ».
Qui sont ces guerriers à l’air si peu martial : La Ronde de Nuit de Rembrandt revue par Daumier ? Non, ce sont les Grecs au défilé des Thermopyles. Ces cinq hoplites aux membres grêles ressemblent plus à des gardes nationaux avinés qu’aux héroïques guerriers représentés par Louis David dans son célèbre tableau.
Contrairement au Léonidas de la légende qui – trahi et prévoyant sa défaite devant un ennemi trop nombreux – déclarait « Ce soir nous dînerons chez Pluton », les héros de Daumier paraissent se rendre chez Bacchus ou plutôt chez Dionysos.
Le mythe de Pygmalion avait une place tout indiquée dans l’Histoire ancienne de Daumier. N’ayant jamais trouvé une femme à la hauteur de son idéal, Pygmalion tailla dans l’ivoire une statue merveilleusement belle, Galatée, qui n’avait qu’un défaut : elle était inanimée ou plutôt elle était froide, si j’ose dire. Aphrodite compatit et donna la vie à sa sculpture. Aussitôt, Pygmalion épousa son œuvre.

On ne peut dire que la Galatée de Daumier soit un parangon de beauté. Là encore, le mythe disparaît si elle n’est pas la femme idéale. Car enfin, sans beauté la créature ne séduit pas son créateur et c’est le mythe de Pygmalion qui s’effondre. Mais Daumier se moque de ses inconséquences. Il ne s’agit pour lui que de persifler. Et « il en remet une dose » en donnant à Galatée pour premier vœu non de pouvoir se jeter au cou du sculpteur, mais d’obtenir une pincée de tabac à priser.

Je soupçonne ce cher Honoré, en réalisant cette lithographie, d’avoir conçu son propre mythe : Pygmalion, c’est lui ! Galatée, c’est l’Antiquité recréée par Daumier ; il lui redonne vie en lui ôtant « l’air coincé » qu’elle avait depuis des siècles. Le facétieux Honoré la fait descendre, au propre et au figuré, de son piédestal et elle en profite pour demander du tabac au fumeur qu’il est.

Cette lithographie aurait pu servir de conclusion à l’Histoire ancienne et clore l’exposition.

En conclusion de cette lecture incomplète et sans doute superficielle de l’Histoire ancienne, on pourrait dire que Daumier a extirpé la Beauté, qu’il s’est acharné contre elle. Ce faisant, il ne pouvait ignorer les conséquences de son acte iconoclaste. «  La Beauté, a-t-on dit, est un don du diable ». Elle a causé bien des drames. Elle a joué un rôle dans l’Histoire et justifié le mot de Paul Claudel : « La beauté est faite pour autre chose que le plaisir ».
En détruisant la Beauté, Daumier rend impossibles certains grands mythes. Il le sait. Mais il n’a pas voulu philosopher. Il accepte ses inconséquences. Il a voulu désacraliser ou plutôt démythifier une Antiquité de convention et il a réussi pour notre plus grand amusement.
C’est une manifestation de son anticonformisme. L’Histoire ancienne ? Un gigantesque pied de nez décoché à la tradition artistique.
 

 

Marcel Mercier