Narcisse et sa postérité

Exposition à la Villa Daumier 22 janvier-5 février 2006

L’Association de la Villa Daumier de Valmondois a présenté du 22 janvier au 5 février une exposition intitulée Autoportrait. Narcisse à la Villa Daumier .

Ce que l’on sait en général du mythe de Narcisse explique le rapport entre les deux parties du titre. Narcisse, jeune homme d’une grande beauté, dédaignait les garçons et les filles qui l’aimaient. Découvrant un jour son reflet dans l’eau d’une fontaine, il s’éprit de lui-même et se noya en voulant posséder sa propre image. La psychanalyse s’est emparée de ce mythe pour symboliser notamment l’amour exclusif de soi.

Est-ce que cette deuxième partie du titre ne jette pas d’emblée sur le goût de l’autoportrait un soupçon d’amour excessif du peintre pour lui-même, soupçon qui aurait dû mettre les exposants en garde contre les révélations qu’ils allaient faire sur eux-mêmes ?

Il y a entre un autoportrait et le reflet que la fontaine renvoyait à Narcisse des différences importantes. D’abord Narcisse n’était pas l’auteur de son image, contrairement à l’artiste qui réalise son propre portrait. Certaines versions du mythe prétendent même que Narcisse ignorait que cette image fût la sienne. Mais il y a une autre différence entre un autoportrait et un reflet dans l’eau, c’est que celui-ci se forme suivant les lois de la réflexion de la lumière, lesquelles  inversent  l’image par rapport au modèle. Ce n’est donc pas son vrai visage que Narcisse contemplait, mais son visage inversé.

Cette image inversée est néanmoins sincère  en ce que sa formation n’obéit qu’aux lois de l’optique : le rayon lumineux reçu par une surface réfléchissante est renvoyé dans une direction qui ne dépend que de  l’angle d’incidence. Qu’en est-il avec un portrait réalisé par la main humaine ? Tout d’abord on peut supposer qu’il faut  faire intervenir un miroir qui renvoie à l’auteur une image inversée, image qu’il lui faut  ensuite redresser avant de la reproduire sur la toile, à moins de l’accepter telle quelle. Et  puis l’autoportrait fait intervenir des facteurs proprement humains. Il est bien connu qu’à une époque où la photographie n’existait pas, les puissants de ce monde qui voulaient transmettre à la postérité le portrait de leurs augustes personnes, obtenaient des portraits flattés, résultant d’une sorte de chirurgie esthétique avant la lettre, pratiquée par des peintres plus soucieux de leurs intérêts, voire de leur sécurité, que de la vérité. Ces tricheries peuvent se retrouver, volontairement ou non, dans l’autoportrait. Les écrivains qui se décrivent eux-mêmes succombent à la même tentation. Quand Montaigne dans ses Essais déclarait en toute sincérité : « C’est ici un livre de bonne foi », il ne trompait toutefois pas Pascal qui s’indignait : « Le sot projet qu’il a eu de se peindre ! ».

Comme les organisateurs ne pouvaient pas ignorer les pièges de l’autoportrait, n’y auraient- ils pas mis un grain de malice ou de provocation ?
Alors comment ont réagi les exposants ? spontanément, c'est-à-dire sans y voir malice ? en dédaignant le piège éventuel ? en faisant un pied de nez aux organisateurs ? en pratiquant l’autodérision ? en évitant le sujet ? en enveloppant leur réponse d’une sorte de poésie ? Ces divers types de réponses sont tous représentés.

Faute de pouvoir citer toutes les  œuvres, force est de choisir – avec la subjectivité et donc l’arbitraire que cela suppose – quelques  tableaux représentatifs de chacun de ces types de réponses :
C’est ainsi qu’on peut voir :

  • une admirable tête de jeune homme qui, alité, meuble ses loisirs forcés en faisant son autoportrait ; il a la beauté de la jeunesse et cette ardeur du regard où se lit déjà tout son avenir ;
  • le modelage réussi d’une tête de femme qui, en travaillant dans les trois dimensions, a aggravé la difficulté de représenter son visage ;
  • un homme dans la force de l’âge qui se voit tel qu’il est, sans illusions sur lui-même ; c’est lui, indubitablement ; on dirait qu’il s’est photographié ;
  • une statuette représentant un couple insolite : une femme nue allongée sur le dos entre les pattes avant d’un éléphant également couché ;elle tient la trompe;  les positions relatives sont  équivoques ; nymphomanie zoophile ? traduction onirique d’un fantasme monstrueux ? mais quelle franchise, quelle provocation dans l’aveu d’une éventuelle déviance !
  • une jeune femme dont les yeux  s’entrouvrent; l’éclatante couleur jaune qui l’entoure suggère que le jour se lève ; le soleil l’a réveillée ; la tête dans des masses molles, elle semble sortir des limbes de la nuit et se débattre contre des songes qui ne veulent pas la quitter. Il y a dans ce tableau quelque chose de symbolique et d’indéfinissable, une atmosphère de poésie qui vous déconcerte et vous enchante ;
  • un tronçon d’arbre brut,  encore garni de son écorce, qui a l’aspect d’une peau de crocodile; un paquet de filasse tient lieu d’une mèche de cheveux ; un visage y a été taillé grossièrement ; ce n’est pas cet exposant qu’on pourrait accuser de s’être flatté !
  • une femme accroupie, impudique, occupée à satisfaire l’un de ces humbles besoins de la vie qui nous rappellent que l’être humain est aussi un animal ; excès d’humilité de l‘auteur ? peut être,  mais cet animal reste  « un roseau pensant », puisqu’il est conscient de sa condition ;
  • un appartement somptueux dans lequel une belle jeune fille se regarde dans un miroir : c’est Narcisse en jupon ; perfection de la forme, souci du détail, un tableau de facture classique bien équilibré par ses miroirs rectangulaires qui le structurent ; chose étrange, une autre personne, non représentée dans le tableau, est néanmoins présente par son reflet dans le miroir : c’est l’auteur qui satisfait ainsi aux deux parties du titre : Narcisse et l’autoportrait ; 
  • un grand tableau aux couleurs bleues et froides, image d’une nature qui nous écrase, effrayante par ses dimensions et, dans cette immensité, un personnage minuscule. L’artiste n’a pas dévoilé ses traits ; elle a plutôt exprimé une donnée psychologique de son être: l’attrait pour la contemplation de ce paysage inhumain .On pense à Pascal : «  Qu’est-ce que l’homme dans la nature? un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » ;
  • un tableau montre face à face la tête d’un homme qui s’étrangle de sa propre main et celle d’un gorille qui le regarde ; autoportrait ? peut être, mais surtout un symbole de l’humanité qui court à sa destruction sous le regard étonné et impuissant du monde animal, que l’homme entraîne dans sa perte ; cette interprétation est comme préparée par un autre tableau du même peintre montrant un pharaon qui porte sur sa tête un chat aux oreilles de lynx, emblème d’une bonne entente entre l’homme et son environnement, entente qui commence déjà à se dégrader : des  objets s’effritent entre les mains du souverain ;
  • les portraits d’une femme qui, sans complaisance pour elle-même, avoue s’être représentée « sans modèle et  sans rides ».

En conclusion, cette exposition riche par la variété des réponses qui y ont été apportées, donne la mesure des difficultés de l’autoportrait.
Que d’art ! mais aussi que d’artifices pour échapper aux pièges posés par le thème : Narcisse à la villa Daumier 

L’exposition a suscité un réel intérêt si l’on en juge par le grand nombre des personnes qui l’ont visitée.  

 

Marcel Mercier