Lucien Dufourmentel

M. Dufourmentel par Marcel Mercier (1899-1998)

Un enseignant peu orthodoxe

Le 3 août 1948 décédait un homme qui avait enseigné pendant 25 ans au Cours Complémentaire de Beaumont-sur-Oise. Cet homme avait marqué de son empreinte des générations d’adolescents qui, aujourd’hui, sont au minimum septuagénaires. C’était Lucien Dufourmentel, que ses élèves avaient affublé d’un sobriquet où il entrait plus de sympathie que de dérision : Dudule.
Il y a donc déjà un demi-siècle que cet enseignant nous a quittés. Peu de gens, hormis peut-être quelques anciens élèves, y ont pensé et cet anniversaire, je le crains, est passé inaperçu.

L’homme
M. Dufourmentel était né à Paris en 1899 et, dès l’année 1922, il enseigna la littérature au Cours Complémentaire de Beaumont-sur-Oise. Lorsque j’arrivai dans cette école en 1936, celui que, du haut de mes 14 ans, je considérais comme un vieux prof’ n’avait donc que 37 ans. Il nous rappelait souvent qu’il était un homme du XIXè siècle et je voyais en lui un trait d’union avec Hugo, Verlaine, Rimbaud et beaucoup d’autres.
Dudule était de taille moyenne ; il avait la tête rentrée dans des épaules carrées. Amateur de boxe dans sa jeunesse, il évoquait quelquefois son titre de champion de Picardie. C’est grâce à lui, que nous avons connu « L’éloge de la boxe » de Maurice Maeterlinck. Il relevait avec fierté ses manches et pour exhiber ses avant-bras musclés. A la récréation, il lui arrivait de nous enseigner les éléments du noble art. Au cours d’une de ces séances, je le touchai un jour au nez et le fis saigner. C’était, de ma part, plus une maladresse qu’une marque d’aptitude à la boxe et j’en fus quelque temps gêné comme si j’avais commis une sorte de sacrilège. Il n’en éprouva aucun ressentiment à mon égard.

M. Dufourmentel avait un long et gros nez qui avait survécu à la boxe pour garder sa forme originelle. Ses yeux gris bleu, autant qu’il m’en souvienne, étaient à demi clos, ce qui lui donnait l’air de vous sonder. Son front était vaste et comme fuyant. Il avait les cheveux rares et plaqués.
Dudule était plutôt « fagoté ». Les poches de sa veste servaient de fourre-tout. Sa pipe et son tabac y prenaient place parmi d’autres choses, et notamment « Les cent meilleurs poèmes lyriques de la langue française » qu’il connaissait par coeur. Son pantalon s’arrêtait aux chevilles car vraisemblablement remonté par des bretelles réglées trop court. Quant à sa cravate, elle flottait sous un nœud qui visait, sans l’atteindre, l’espace compris entre les pointes de son col de chemise.
Tel était, décrit de mémoire, M. Lucien Dufourmentel.
Il était célibataire et vivait avec sa mère rue de la République à Beaumont. J’ai toujours supposé que c’est par affection pour elle qu’il avait renoncé au mariage. Nous étions quelques-uns à la connaître, Madame Mère, car il emmenait quelquefois chez lui ses élèves préférés. C’est ainsi que je connus Mme Dufourmentel, une femme quelque peu acariâtre, autant que mes 15 ou 16 ans me permettaient d’en juger. Aussi, M. Dufourmentel nous rencontrait-il de préférence dans un petit café qui se trouvait au bout de la place Gambetta (aujourd’hui place Guy Môcquet) avec une entrée sur la rue Louis Roussel. En nous rencontrant dans un lieu public plutôt qu’à son domicile, il échappait à d’éventuelles médisances qui auraient pu être dangereuses pour lui.
Là, il commandait un petit verre de vin blanc et, pour moi, un diabolo. Nous jouions aux dames tout en parlant littérature, ce qui allongeait la durée de la partie. M. Dufourmentel était assez distrait pour ne plus savoir, emporté par sa verve, si s’était à lui ou à moi de jouer. Il lui arriva un jour de me demander : « Est-ce à toi ou à moi ? » et comme je lui répondais « C’est à moi monsieur », il avança un pion. Bien entendu je ne protestai pas, mais plusieurs mois après, ayant eu en rédaction à tracer un portrait, je choisis « le distrait » et racontai assez bien cette histoire, sans citer de nom de personne ou de lieu. Je récoltai une bonne note, mais M. Dufourmentel se reconnut en dépit de mes efforts pour égarer les recherches. Cela le fit beaucoup rire et il ne m’en tint pas rigueur.

Le professeur
Dans la vie, M. Dufourmentel était un orignal, ce qui n’était pas sans déteindre sur son enseignement.
Son cours de langue française, de littérature, d’histoire et de géographie, matières dont il était chargé, était devenu une sorte de bouillon de culture où se mêlaient des jugements de Brunetière et surtout de Faguet, ses jugements personnels et des considérations philosophiques dont l’effet était que des notions de philo s’introduisaient dans ses leçons, ce qui d’ailleurs comblait une lacune. Un jour où nous étudiions la Normandie, quand Dudule en vint aux ports, il fit tout un exposé sur Dieppe, sur son trafic, mais aussi sur Ango et François 1er. L’histoire faisait là sa jonction avec la géographie. Je l’écoutais, nous l’écoutions, médusés. Nous acquérions ainsi des connaissances qui sortaient, certes, du programme, mais qui étaient porteuses pour l’avenir.
Un tel enseignement s’écartait de l’objectif étroit – quoique légitime – de la réussite aux examens. Cette hérésie valait à M. Dufourmentel des démêlés avec le directeur, qui se comportait à juste titre comme le gardien de l’orthodoxie pédagogique. Nous avions des échos des remontrances qu’il recevait.
Le socle de cet enseignement était la langue française et la littérature. Il avait là de vastes connaissances qu’il savait mettre à notre portée et un enthousiasme qu’il savait nous communiquer. Ses exposés étaient émaillés de nombreuses citations et c’était un ravissement de l’entendre.
Les pièces du théâtre classique étaient disséquées. Nous apprenions par cœur, et aussi par plaisir, des tirades entières de Corneille, de Racine et de Molière.
L’enseignement de M. Dufourmentel n’était pas austère pour autant. Notre maître savait sourire. Il se trouve dans Polyeucte un vers qui a fait rire des générations entières de polissons : le vers 42. Passant outre à la pruderie de l’époque, M. Dufourmentel le mit un jour en vedette par le ton qu’il prit pour le lire.
Je crois qu’il n’aimait pas beaucoup le XVIIIème siècle, peut-être à cause d’un certain caractère militant, mais aussi parce qu’il a été pauvre en poètes, Chénier mis à part. Seul Rousseau trouvait grâce par sa prose riche et éloquente. Dudule s’amusait beaucoup à nous citer ce vers de Voltaire :
« Non, il n’est rien que Nanine n’honore »
et il mettait en parallèle celui de Racine :
« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?».
En revanche, M. Dufourmentel témoignait une admiration certaine au mouvement romantique. Nous connaissions bien Lamartine, Vigny, Hugo et Musset. Que de vers admirables il nous fit découvrir ! Le « père Hugo », comme il disait, était étudié en long, en large et en travers. Dudule citait souvent Emile Faguet : « Hugo était imposant à la rencontre et il serait injuste de dire que la rencontre fût rare ».
Il se moquait néanmoins d’une certaine grandiloquence et d’une certaine prétention à la profondeur de Victor Hugo ; mais il l’admirait sincèrement.
De Chateaubriand il ne retenait que ses Mémoires d’Outre-tombe. Le reste de l’œuvre n’enthousiasmait pas M. Dufourmentel qui, parlant d’Atala, disait : « Atala ? Ah la-la ! ».
La fin de XIXème siècle fut riche en poètes familiers à notre professeur. Nous connaissions bien Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, etc. Les auteurs plus proches de nous tels que Colette, Gide, Mauriac, Duhamel, Valéry, ne nous étaient pas inconnus. Un roman a marqué beaucoup d’adolescents de ma génération : Le Grand Meaulnes.
A cette époque là, de beaux esprits n’avaient pas encore décrété qu’il est ringard ou élitiste de s’exprimer correctement en français. Aussi, M. Dufourmentel n’éprouvait-il aucune honte à enseigner les règles et les beautés de leur langue maternelle à des fils d’ouvriers ou de paysans.
La rigueur de la syntaxe – condition de la clarté – et la recherche du terme propre – condition de la précision – étaient le souci constant de notre professeur.
Chaque règle était illustrée d’exemples tirés de la littérature. Ceux qui aujourd’hui, par exemple, n’hésitent pas à écrire « un spécialiste ès comique » sauraient, s’ils avaient entendu M. Dufourmentel, que « ès », contraction de en et de les, ne peut être suivi que d’un mot au pluriel. Ils sauraient que Baudelaire, qui avait d’abord dédié ses Fleurs du mal à Théophile Gautier « parfait magicien ès langue française » s’était corrigé pour finalement écrire « parfait magicien ès lettres françaises ».
Mon objectif n’étant pas de faire un cours aux naufrageurs du français, je me bornerai à rappeler que notre langue est complète et n’a pas besoin du secours d’une prothèse anglo-saxonne, même si Stendhal a terminé sa Chartreuse de Parme par « Aux happy few ».

M. Dufourmentel nous poussait quelquefois à des recherches personnelles dans des domaines étrangers au programme mais riches de retombées : il chargeait l’un d’entre nous de faire un exposé documenté et illustré sur tel ou tel sujet comme la philosophie, la peinture hollandaise, etc. Ce dernier sujet nous valut de faire connaissance avec La philosophie de l’art de Hippolyte Taine. Nos réussites étaient récompensées par un petit cadeau que M. Dufourmentel payait de ses deniers. C’est ainsi que je reçus un jour Les souvenirs d’enfance et de jeunesse d’Ernest Renan dans la collection Nelson, où se trouve la célèbre   « Prière sur l’Acropole » que beaucoup d’entre nous savaient par cœur.

Notre professeur était un éveilleur d’âmes.

Que de grandes et belles choses j’ai découvertes grâce à vous cher Monsieur Dufourmentel ! Et comme je vous en suis reconnaissant ! Alors, le 3 août 1998, je me suis rendu sur votre pauvre tombe dans le cimetière de Beaumont et j’y ai déposé un bouquet de fleurs.
Adieu, Dudule ! Adieu et merci.