Scènes de la vie d'autrefois

Dans les villages, autrefois le lait s’achetait directement à la ferme. Aussi chaque famille possédait-elle sa boîte à lait. Assez souvent, les voisins s’entendaient deux à deux pour instituer un tour de rôle, de sorte qu’on allait chercher le lait qu’un jour sur deux. C’étaient presque toujours nous, les enfants, qui étions chargés de cette commission.

Dès la sortie de l’école, une fois avalé notre goûter, nous nous mettions en route. Il était déjà tard. L’étable abritait quatre ou cinq vaches et un ou deux chevaux. Elle n’était éclairée que par la porte toujours ouverte et par une petite fenêtre. On était saisi dès l’entrée a rune forte odeur d’ammoniac, de paille et d’haleine animale.

Je revois la fermière, l’air sévère avec ses cheveux tirés et son chignon, attentive à son travail, le geste vif, tenant le seau de lait fraichement tiré, encore fumant, où se noyaient des mouches. D’un geste preste elle empoignait son petit tabouret à trois pieds et le plaçait sous la panse d’une vache. Puis elle s’asseyait et, le front appuyé contre le flanc de la bête, elle attrapait les trayons qu’elle se mettait à tirer de haut en bas en un mouvement cadencé, ce qui faisait jaillir un jet blanc, droit comme un trait, aboutissant dans le seau.

Parfois, lançant une patte en avant, la vache en cours de traite, agacée par une mouche, renversait le seau ou heurtait la fermière qui poussait alors un coup de g et d’une bourrade rappelait à l’ordre l’animal trop nerveux.  

Pendant ce temps, nous escaladions les ballots de paille empilés là. Les chevaux nous attiraient. Le jeudi, jour de repos scolaire à cette époque-là, nous les rencontrions dans les rues, attelés à des tombereaux ou encore dans les champs, tirant la charrue. Là, au repos, ils s’offraient à notre admiration. Leur queue était agitée d’un mouvement perpétuel qui éloignait provisoirement les mouches. C’étaient d’énormes chevaux Percherons ou Boulonnais, qu’on appelait Bayard, Gentil, Bijou certains d’entre nous grimpaient dans les râteliers, sous le regard placide des braves bêtes.

Les vaches ne nous intéressaient pas. Tout en ruminant lentement, interminablement, elles tournaient parfois vers nous un mufle humide et nous considéraient avec un regard stupide. Nous nous méfions de leur queue qui tentait vainement de chasser les mouches. Une chose m’étonnait : les croupes crottées des bêtes, lesquelles se couchaient dans leurs bouses, qui, en séchant, formaient des croûtes. L’ensemble était négligé. Les mouches insaisissables régnaient sur l’étable et ses occupants. Rien à voir avec les fermes allemandes ou néerlandaises qu’il me fût donné de voir plus tard. Mais c’était haut en couleur et en odeur.

Que les étables modernes, propres comme des hôpitaux, pourvues de trayeuses électriques, paraissent froides et inhumaines auprès de celles d’autrefois !

Au milieu de la cour trônait un gros tas de fumier d’où s’échappaient des volutes de vapeur. Des poules à la recherche d’un ver ou d’une graine y picoraient. A l’extérieur de la ferme, près du portail, se trouvait une fosse à purin. Il en filtrait de minces filets nauséabonds qui s’insinuaient entre les pavés et coulaient dans le fossé de la route.

Près du portail, une porcherie petite comme une cellule monacale abritait un cochon qui se vautrait dans sa nourriture et ses déjections. Une fenêtre étroite nous permettait de le voir. Il grognait en nous apercevant. L’odeur qui émanait de cette ouverture avait tôt fait de nous faire fuir. Près du portail encore, mais à l’extérieur, accrochée au mur, une statuette de la Vierge vêtue de bleu, les mains tendues vers l’avant, semblait souhaiter la bienvenue aux visiteurs du soir.

De l’autre côté de la route, un monticule et une bicoque dessus. Près de la bicoque, un merisier dans lequel les plus hardis d’entre nous grimpaient pour dérober quelques merises surettes, ce qui faisait trembler le fermier, le père P, quand de sa fenêtre, il les voyait.

Le père P ! Je suis sûr qu’à cette époque il était moins âgé que je ne le suis aujourd’hui. Il était sans doute plus braillard que méchant. La liberté qu’il laissait aux enfants, inconcevable de nos jours, était symbolique de la tolérance des gens de la terre.

Quand le seau était plein, la fermière se relevait, prenait une pinte d’étain à longue queue recourbée, et versait dans chaque boîte la quantité demandée. Nous nous attendions les uns les autres en vue du départ pour revenir à la maison. Nous descendions par la ravine que nous dévalions en faisant tournoyer nos boîtes sans couvercle : la force centrifuge  plaquait le lait au fond de la boîte et pas une goutte ne s’échappait. Il fallait en même temps éviter les grosses pierres et les racines qui barraient le chemin si je puis parler de chemin. A la sortie de la ravine, nous nous séparions. Le surlendemain l’opération « achat du lait » recommençait avec d’autres jeux, d’autres aventures.

 

Marcel Mercier