Les lavandières du Sausseron

C’est au confluent de plusieurs ruisseaux, à Vallangoujard, que naît le Sausseron. Les villages de Frouville, Nesles-la-Vallée, le hameau de la Naze et enfin Valmondois se trouvent sur son parcours. Il perd son identité dans l’Oise, où il se jette au Port-aux-Loups.

Le débit modeste du Sausseron lui a sans doute épargné les injures de l’industrie et la pollution qui en résulte. Il faisait tourner les roues à aubes des moulins ; il servait d’abreuvoir aux chevaux ; les laveuses y lavaient leur linge ; il donnait du plaisir aux pêcheurs de truites et ses rives ombragées faisaient rêver les promeneurs. C’est peut-être là que Jean de la Fontaine a composé ces vers charmants aux allitérations suggestives :

« Écouter en rêvant le bruit d’une fontaine
Ou celui d’un ruisseau coulant sur les cailloux
Tout cela, je l’avoue, a des charmes bien doux. »

Il est étonnant, et presque incroyable pour les générations actuelles, qu’il y ait eu un temps, pas tellement éloigné d’ailleurs, où l’on n’avait pas l’eau courante dans les maisons. Il suffit aujourd’hui de tourner un robinet et l’eau arrive à volonté dans les cuisines, dans les salles de bains etc. Mais il y a encore une soixantaine d’années, beaucoup de gens devaient aller chercher l’eau à la fontaine ou à la pompe. C’étaient souvent les enfants qui en étaient chargés. Cela se faisait plusieurs fois par jour.

Inimaginable aussi aujourd’hui : la machine à laver n’avait pas été inventée. C’est pourquoi les femmes devaient faire la lessive à la main, soit à la maison, soit au lavoir. Le lavoir était un petit bâtiment public construit au bord d’une rivière ou d’un ru, où l’on disposait ainsi d’une eau courante. Les lavandières s’y rendaient  avec leur linge, poussant une brouette et armées d’une brosse de chiendent, d’un gros savon de Marseille de forme cubique, d’une boule de « bleu » censée rendre le linge plus blanc et d’un battoir, sorte de grossière palette de bois ressemblant à une raquette de ping-pong.

Elles s’agenouillaient au bord d’une planche qui occupait toute la longueur du lavoir et s’abaissait en plan incliné jusqu’au ras de l’eau. La position à genoux conservée pendant des heures aurait pu être pénible si ces dames n’avaient disposé d’une sorte de boîte en bois qu’elles appelaient « boîte à laver », abondamment garnie de paille. Le côté de cette boîte opposé aux genoux était plus haut que les autres, ce qui protégeait la laveuse des éclaboussures. Manches retroussées, les lavandières savonnaient le linge étalé sur la planche et le frottaient énergiquement avec la brosse. Elles le trempaient plusieurs fois dans l’eau, puis le ramenaient sur la planche où il était à nouveau brossé, changé de sens, tordu, essoré. De grands coups de battoir lui étaient assénés. C’était un concours d’énergie, une émulation dans la propreté.

Les femmes vous empoignaient le linge, vous le replongeaient dans le courant, vous le ramenaient, vous le torsadaient, vous le frappaient à coups de battoirs retentissants. Elles faisaient assaut de vigueur, d’agitation et de bruit. Qui sait si, en assénant au linge des coups redoublés de battoir, certaines d’entre elles n’avaient pas la secrète impression d’administrer une « raclée » à leurs chenapans de maris ?

Tout cela se passait dans la bonne humeur, les éclats de rire et les bavardages. On se communiquait les dernières nouvelles, les derniers bruits, les dernières rumeurs, les derniers racontars du village. L’agence de presse fonctionnait bien. Mais il y avait aussi des chamailleries. On se traitait !

Au-delà de ces disputes vite oubliées, les lavoirs jouaient une sorte de rôle social qui formait et entretenait un lien entre les villageoises, car la lessive se faisait en commun. Le lavoir était à la vie des femmes ce que le débit de boisson était à celle de certains hommes, avec une différence cependant, c’est que les femmes, elles, travaillaient.

L’eau courante, la machine à laver, les poudres de lessive « lavant plus blanc que blanc » ont sonné le glas des lavoirs. On ne brandit plus les battoirs, on n’en frappe plus le linge. Simplement on programme puis on appuie sur un bouton et, pendant que le robot fonctionne, on vaque à d’autres occupations.

 

Marcel Mercier