Les escapades d'Honoré Daumier

On a beaucoup exposé ces dernières années sur Honoré Daumier. Cette profusion d’œuvres et de commentaires a fait du buste figé que je connais à Valmondois depuis plus de soixante-dix ans, une figure animée. Je me représente l’homme, plus seulement dans ce qui est devenu sa gloire, mais dans la vie.

Un être humain doit tout à ses origines, à ses rencontres et aux circonstances.

Né deux siècles plus tôt, Napoléon Bonaparte aurait été un condottière en Italie. Pasteur n’aurait pu devenir chimiste (1). Il serait resté tanneur comme son père. Et Daumier ? Ah ! lui , à toutes les époques, il aurait dessiné, peint modelé et sculpté.

Laissant divaguer ma fantaisie, j’imagine H.Daumier au XVIIIè siècle, croquant Louis le Bien Aimé et la marquise de Pompadour, ou encore immortalisant le scandale de la banqueroute de Law et la cohue de la Rue Quincampoix. L’escroc Alexandre Stavisky aurait remplacé Law.

Daumier aurait vraisemblablement été embastillé et bastonné comme son compère en dérision, Voltaire. Mais il n’aurait pas connu la Révolution ce qui eût été une chance pour lui, car une caricature de l’Incorruptible n’aurait pas fait rire Robespierre. Il aurait été l’ami des Encyclopédistes et Diderot l’aurait loué dans ses critiques de l’art. Rousseau écrivant un traité de l’éducation après avoir abandonné ses enfants aux  Enfants Trouvés, voilà un sujet qui eût inspiré H.Daumier !

Je me représente aussi Daumier au XXè siècle. Il aurait vécu deux guerres effroyables. Sa tête de Turc n’aurait pas été le minuscule Adolphe Thiers, mais le sinistre Adolf. Un tel portrait manque à l’iconographie de la période 1933-1945. Nous n’aurions pas « La Rue Transnonain » mais nous aurions une version à la Daumier de « Guernica ».

Pendant la guerre 1939-1945, Daumier aurait pris le fusil, le péril étant trop grave pour n’être combattu que par le crayon. Peut être serait-il mort dans le Vercors ? Peut-être aurait-il fait la guerre dans les rangs de l’Armée britannique ? A la Libération il aurait été décoré, ce qui n’aurait pas manqué de piquant. Comme on aimerait savoir s’il aurait caricaturé « le Grand Charles » !

Il aurait collaboré au Canard Enchaîné. Je vois surgir sous son crayon la barbichette de Ramadier j’imagine ses sarcasmes sur la vignette vendue au profit des vieux. Bien que les inégalités criantes du XIXè siècle se soient atténuées, Daumier aurait continué le combat car chaque époque sécrète ses injustices

(1) Contrairement à une idée reçue, induite par les conséquences de ses découvertes, Pasteur n’était pas médecin mais chimiste. C’est pourquoi il ne put pratiquer lui-même l’inoculation antirabique sur le jeune Joseph Meister.

Nous l’aurions rencontré à bicyclette dans les rues de Valmondois. Qui sait si, l’aisance venant, il n’aurait pas acquis une vielle 2 CV brinquebalante avec laquelle il se serait rendu à la gare afin de prendre le train de Paris ? Il aurait voyagé avec les banlieusards, lesquels lui auraient inspiré des scènes pittoresques du temps présent, et puis il aurait connu la suppression de la 3ème classe des chemins de fer. Rentrant de Paris, le soir, il aurait garé sa Deudeuche sur la place de la Mairie sans son buste. La boulangère l’aurait vu s’acheter la moitié d’un pain fendu ou une baguette.

H.Daumier n’aurait pas connu Béranger et son roi d’Yvetot, alias Louis-Philippe, « roi couronné par Jeanneton d’un bonnet de coton, dit-on ». Il aurait sans doute fraternisé avec Brassens. « Le Gorille » nous aurait valu une lithographie.

Bénéficiant des progrès de la chirurgie, il se serait fait opérer de la cataracte, ce qui lui aurait donné dix ans ou peut-être vingt ans d’activité supplémentaire. Aurait-il vu l’aube du XXIè siècle ?

Il aurait fini sa carrière en collaborant à des émissions télévisées telles que le Bébête Show ou les Guignols de l’Info, où ses statuettes auraient fait fureur. Je n’ose imaginer qui aurait été Ratapoil.

Comme au XIXè siècle, ses caricatures ne lui auraient pas fait que des amis. Certes, on ne va plus en prison pour avoir ridiculisé les grands de ce monde, mais un contrôle fiscal l’aurait rappelé au respect dû à ceux qui détiennent le pouvoir et qui admettent le persifflage quand il s’exerce au détriment des autres

Fatigué par l’age et les travaux, le caractère émoussé après tant de luttes, il aurait peut être accepté le poste de ministre de la Culture qu’il aurait quitté huit jours plus tard, en claquant la porte.

Sa petite aisance bien méritée l’aurait rendu propriétaire de sa maison. Sans amis à rejoindre au Père Lachaise, il serait resté inhumé dans le cimetière à flanc de coteau de Valmondois. Sa tombe attirerait bien des admirateurs et aussi ceux qui trouveraent bon de le vénérer mort après l’avoir persécuté vivant. Une chose n’aurait pas changé, son épitaphe :

 « Peuple, ci-gît, DAUMIER,
 l’Homme de bien,
 Le grand artiste,
 Le grand citoyen »
A quoi un maire aurait fait ajouter :
« Le grand Valmondoisien »

Mais justement : Daumier transplanté au XXè siècle, alors que Geoffroy-Dechaume, Corot et Daubigny sont restés au XIX siècle, c’est toute cette fiction qui s’écroule, car Daumier ne se serait pas installé à Valmondois. Il ne suffit pas, pour réécrire l’Histoire, de changer l’une de ses composantes !

 

Marcel Mercier