La retraite aux flambeaux

Dans les années 1930, la fête du 14 Juillet donnait lieu, à Valmondois comme ailleurs, à une retraite aux flambeaux qui parcourait le village dans toute sa longueur.
Au cours de cette lente et bruyante déambulation nocturne, nous autres, les enfants, nous portions de longues perches au bout desquelles était fixé un lampion allumé.
Devant nous marchaient les pompiers. Les uns jouaient du clairon, les autres brandissaient des torches. Le cortège se mettait en route dans un joyeux désordre. Au cours de la marche, le lampion prenait un mouvement de balancier amplifié ou contrarié par le vent. La sphère de papier plissé finissait par s’embraser. Nous assistions impuissants et consternés à la destruction de notre beau lampion. C’étaient alors des recherches et des supplications désespérées pour obtenir une nouvelle lanterne, quelquefois moins belle que la première, mais acceptée avec joie. Cependant, nous avions rétrogradé dans le cortège et il aurait été dangereux de vouloir regagner sa place en courant, car nous aurions provoqué un nouvel incendie.
La retraite aux flambeaux constituait une sorte de passage en revue du village entre ses quartiers extrêmes, depuis le bord de l’Oise jusqu’à la Naze. Nous passions ainsi devant tous les commerces, lesquels étaient alors nombreux à Valmondois.
A proximité immédiate de l’Oise, on trouvait le « Café-restaurant du Sausseron », qui recrutait sa clientèle parmi les pêcheurs, les baigneurs du Port aux Loups et les promeneurs du dimanche.
La gare n’était pas loin. Elle fournissait des clients, des voyageurs descendus du train, au café « Le Chalet normand ».
De l’autre côté du passage à niveau, c’était le « Café-restaurant de la Gare ». Ses habitués étaient aussi des usagers de la ligne Valmondois-Marines. Les Valmondoisiens arrivés à bicyclette remisaient leur machine dans la cour puis prenaient une consommation avant d’embarquer.
Jusqu’au moulin de Maubuisson, transformé en glacière, l’avenue de la Gare traversait des prairies quelquefois inondées par les crues de l’Oise. C’est dans ces prairies qu’étaient tirés les feux d’artifice du 14 Juillet et de la fête communale. Quel spectacle grandiose pour nous, les enfants, non encore blasés, de voir éclater les feux de Bengale et les fusées multicolores, qui illuminaient un bref instant la prairie où s’agitaient et couraient les artificiers, tandis que la foule s’extasiait bruyamment !
Le cortège s’engageait ensuite entre les grilles du château et le moulin. Le ru, étranglé à cet endroit, s’engouffrait avec fureur sous la roue à aubes et couvrait de son fracas les bruits du carrefour. Notre randonnée nocturne nous rapprochait de l’église. Nous traversions la voie ferrée, déserte et non gardée à cette heure tardive. Il y avait là une menuiserie et une forge. Puis la rue se réduisait à un étroit virage. De chaque côté se trouvaient, d’une part, une succursale des « Comptoirs français » et, d’autre part, « La petite Suisse », café-restaurant autrefois épicerie. Plus loin, deux fermes, puis une troisième en contrebas de l’église. Devant celle-ci, et contiguë au presbytère, la forge du maréchal-ferrant qui, le jour, retentissait du bruit du marteau rebondissant sur l’enclume en faisant jaillir des gerbes d’étincelles des fers à cheval incandescents. A gauche une rue peu éclairée à cette heure-là conduisait au cimetière. Elle donnait accès à un garage plus habitué à réparer les bicyclettes que les rares automobiles du village. En face, encore une épicerie : « L’épicerie du Centre ». Plus loin le « Café de la Mairie » suivi de la boulangerie.
Après le grand bâtiment de la mairie s’ouvrait la place bordée de tilleuls ; au centre, le buste de Daumier avec son nez cassé. La tête tournée vers la cour de l’école, il semblait désapprouver le tapage de cette foule défilant à une heure indue. En face, la grande maison d’un artiste-peintre dominait la rue, coiffée de son atelier vitré. Plus loin encore, une minuscule mercerie où l’on trouvait aussi de petits jouets.
Nous étions là vraiment au centre de Valmondois. Sur le côté droit de la Grand-Rue un petit salon de coiffure «messieurs» et deux débits de boissons :  d’abord, le « Café du Centre » qui cumulait les activités : bals, vente de tabac et de journaux ; puis quelques mètres à peine et c’était « L’Excelsior », café-hôtel-restaurant.

Nous traversions ensuite un carrefour protégé par une croix, lieu habituel des rendez-vous du soir des garçons du quartier qui se réunissaient là pour rire, jouer et «discuter». La télévision n’avait pas encore dressé des cloisons entre les familles ; des liens sociaux solides et nombreux unissaient les villageois.
Au-delà, il n’y avait plus que la boucherie, maintenant disparue. Le cortège s’engageait ensuite entre les dernières maisons, parmi lesquelles celle habitée autrefois par Honoré Daumier. Le long cordon de la route suivait la voie ferrée et le Sausseron. La Naze s’ouvrait par « La Maison blanche », propriété des instituteurs de la commune. Un petit élevage de poulets dominait le virage. Avant d’arriver à la gare de la Naze, on trouvait face à face une hostellerie et une pension de famille. C’étaient les derniers commerces de Valmondois. Après, en direction de Verville, Georges Duhamel possédait une belle demeure tranquille. Je crois bien qu’il rédigeait alors Les Jumeaux de Vallangoujard.
Rendus à cet endroit, nous devions revenir au point de départ c’est-à-dire à la place de la Mairie. Les derniers lampions s’éteignaient ou brûlaient et nous n’avions plus le moyen de les remplacer. Les premières heures du 14 Juillet avaient sonné. Le sommeil nous envahissait. Les adultes, eux, commençaient à danser sur la chaussée transformée en plancher de bal. L’absence de voitures assurait la tranquillité des valseurs.
Les flonflons se prolongeaient tard dans la nuit sans troubler nos rêves.

 

Marcel Mercier