La cimenterie de Beaumont-sur-Oise

Le voyageur qui, vers 1930, traversait la gare de Presles-Courcelles, avait tout loisir, pendant l’arrêt du train, d’observer une construction en béton qui supportait une trémie sous laquelle stationnaient des wagons tombereaux. De petites bennes amenées là par un téléphérique y déversaient leur contenu avant de reprendre leur noria vers la crête de la forêt de Carnelle, d’où elles étaient venues. Si ce voyageur avait ensuite pu suivre les wagons chargés, il serait arrivé à la gare de Nointel-Mours, d’où une voie ferrée se détachait pour desservir une fabrique de ciment située le long de la rive gauche de l’Oise à Beaumont.

Histoire et technique
Dès la fin du XIXè siècle, un projet d’exploitation d’un gisement de craie avait été présenté au Conseil municipal de Beaumont-sur-Oise, mais il n’avait pas abouti. Il fut repris au début du XXè siècle par une société suisse qui reçut l’autorisation d’exploiter les couches crayeuses afin de fabriquer du ciment : la Société des ciments Portland.

A la base du ciment, on trouve essentiellement un mélange de craie et d’argile auquel on fait subir diverses opérations physiques (déshydratation, cuisson etc.) à la suite desquelles on obtient une pâte homogène qui est portée à haute température (1400°) dans des fours rotatifs. La pâte ainsi traitée donne des petits grains (les clinkers) qui, après addition de gypse, sont réduits en poudre : le ciment, qu'on stocke ensuite dans des silos avant de l’ensacher.

Organisation des transports
L’emplacement se révélait particulièrement favorable au fonctionnement de l’usine dans les meilleures conditions. En effet, les principaux composants se trouvaient soit sur place même, soit à quelques kilomètres de là, dans les carrières de la forêt de Carnelle, Les frais de transport étaient ainsi très réduits.
D’autre part, la situation géographique de la future usine le long de l’Oise permettait un acheminement par péniches. Or, celles-ci sont particulièrement adaptées aux marchandises en vrac par grandes quantités, telles que le charbon et les marnes argileuses de la forêt de Carnelle, qu’un second téléphérique déchargeait dans des péniches à Noisy-sur-Oise.

Un quai fut donc construit sur la rive gauche de l'Oise en vue de l'accostage et du déchargement des péniches.

Et puis, non loin de là, passaient les lignes de la Compagnie des chemins de fer du Nord, avec les gares toutes proches de Nointel-Mours et de Persan-Beaumont. Cela facilite le recours à la solution de l'embranchement particulier, qui réalise un "porte à porte" ferroviaire évitant les transbordements en cours de route avec les délais et les frais supplémentaires que cela implique.

Le raccordement se fit à la gare de Nointel-Mours, située du même côté que l'usine par rapport à l'Oise, de préférence à celle de Persan-Beaumont, légèrement plus proche géographiquement, mais séparée de l'usine par la rivière. Le choix de Persan-Beaumont aurait nécessité la construction très onéreuse d’un pont pour enjamber l’Oise, ouvrage qui aurait dû être complété par des rampes d’accès rattrapant le niveau de l’usine, d’une part, et celui de la gare, d’autre part. Nointel-Mours s’imposait d’autant plus que les wagons chargés de marnes à Presles y aboutissaient déjà.

Aussi, une voie ferrée amorcée à Nointel fut-elle prolongée jusqu'au cœur de l'usine. Elle longeait en contrebas la ligne principale. Les wagons isolés, les rames (ensembles de plusieurs wagons) et les trains complets pouvaient ainsi être acheminés de bout en bout sans transbordement depuis les gares expéditrices jusqu'à la cimenterie, d'où ils repartaient ensuite, chargés de sacs de ciment ou de chaux.

Arrivaient aussi par chemin de fer d’autres matières premières indispensables, telles que le gypse ou le sable de laitier et le charbon, dont de grandes quantités étaient consommées pour porter les fours à haute température.

La diversification des transports assurait une certaine abondance et la stabilité de l’approvisionnement de l’usine qui, en outre, pouvait faire jouer la concurrence pour obtenir des prix plus favorables.
 

Fonctionnement et production
De plus, pour couvrir leurs besoins en énergie électrique et assurer aussi leur indépendance dans ce domaine, les Ciments Portland s'étaient équipés d’une centrale thermique, ce qui augmentait sensiblement la consommation de charbon.

Il fallait encore transporter tous ces minéraux à leurs différents points d’utilisation dans l’usine. Aussi les engins de levage (grues et ponts roulants) étaient-ils nombreux le long des quais et sous les halls.

La production de ciment démarra en septembre 1913 avec la construction du premier four. La société se développa rapidement. Un deuxième four fut construit en 1917. Puis, en 1924, ce furent des fours rotatifs de grande capacité (70 m de longueur), d'un rendement très supérieur à celui des précédents.

Très tôt, les Ciments Portland avaient eu leur propre laboratoire "d'essais physiques", vraisemblablement chargé d'étudier, de rechercher, de tester de nouvelles variétés de ciment et de béton.

En 1930, la Société Poliet et Chausson racheta les Ciments Portland et en resta propriétaire jusqu'à la fin.

L’activité y était considérable. Il arrivait tous les mois jusqu’à vingt trains complets de matières premières. Aussi, la production atteignait-elle mensuellement quelque 20000 tonnes de ciment et de chaux.

L’ensemble fut complété ultérieurement par une usine à chaux grasse utilisée pour l’amendement des terres de culture et dans les stations d’épuration.

Plus tard encore, la Société s'équipa d'un parc de camions qui finirent par supplanter les péniches.

Au sommum de leur production, les Ciments Poliet et Chausson employaient environ 300 personnes, presque toutes domiciliées dans la région, laquelle bénéficiait ainsi de cette importante activité. En 1928, alors que la cimenterie appartenait encore à la Société Portland, la direction avait obtenu de la commune de Beaumont l'autorisation de bâtir un lotissement pour loger ses dirigeants. Les cadres étant Suisses, comme la Société elle-même, ce lotissement fut appelé "Le quartier suisse" avant d'être débaptisé en 1946 pour devenir "Le carrefour des Fusillés".

Avatars
L'importance industrielle des usines Poliet et Chausson trouva une confirmation imprévue lors de la Seconde guerre mondiale. En effet, les Alliés s'acharnèrent à stopper la production de ciment par de multiples bombardements qui interrompirent, certes, la fabrication mais qui causèrent malheureusement aussi de nombreux morts.

Après 1945, seule la craie extraite sur place (sur une superficie d'environ 10 ha) resta exploitée. En outre, à l'argile provenant de la forêt de Carnelle, on avait dû substituer celle de la carrière des Epinettes, située sur le territoire de Nointel.

L'activité resta soutenue jusque vers 1960. Ensuite, l'épuisement du sous-sol et l'obligation qu'il en résulta de traiter des matières premières venues de plus loin, semblent avoir obéré les finances de l'entreprise et hâté sa ruine. L'un des avantages qui avaient présidé au choix de l'emplacement était en train de disparaître. Dès lors, la dure loi économique de la rentabilité s'appliqua dans toute sa rigueur.

La production s'arrêta totalement en 1980. La région venait de perdre l'un de ses gisements d'emplois.

On démantela l'usine. La dernière des nombreuses cheminées fut dynamitée le 26 janvier 1986, foudroyée, dans un grand fracas et un immense nuage de poussière. La dynamite avait eu raison de soixante-dix ans d'intense activité.

Sic transit
L'emplacement de la grande usine beaumontoise, dressant fièrement ses cheminées visibles à des kilomètres à la ronde, retourna à la friche. Mais la vie a repris ses droits depuis. Une zone d'activité industrielle et commerciale occupe le terrain laissé un temps vacant. Rien n'y rappelle plus l'usine, sauf l'amorce de l'embranchement particulier qui trace encore deux sillons d’acier parallèles dans le béton de la plate-forme et coupe la route près du pont du chemin de fer. La voie disparaît ensuite dans les ronces, les orties et les arbustes.

Les carrières de la forêt de Carnelle, abandonnées depuis longtemps, ont fait place à des étangs profonds et poissonneux, domaine des pêcheurs et des promeneurs du dimanche, qui ont succédé aux ouvriers, aux excavateurs et aux wagonnets.

Les petits téléphériques ont arrêté la noria des bennes puis on les a démontés. La gare de Presles-Courcelles a perdu l’ une de ses originalités.

Place à l'histoire
Plus rien ne rappellerait cette époque si la librairie Frémont et la Cimenterie elle-même n’avaient eu l’idée d’éditer de nombreuses cartes postales représentant l’usine. Léguées à la postérité, elles portent témoignage à leur façon ce que fut la cimenterie de Beaumont-sur-Oise. Le verso de certaines d’entre elles avait été aménagé en bon de commande ou en bon de livraison, de sorte qu’il ne restait aux clients qu’à le compléter par l’indication du tonnage, de la nature (ciment ou chaux) du ou des matériaux commandés, de la date, de la gare destinataire etc. Quant à l’adresse du destinataire de la commande, elle était préimprimée aussi : "Société des Ciments Portland de Beaumont-sur-Oise, 24 rue de Dunkerque à Paris X". L’acheteur renvoyait la carte postale remplie qui, voyageant à découvert, faisait à chaque correspondance de la réclame (c’est ainsi qu’on appelait la publicité à cette époque -là) pour la cimenterie.

Ces cartes postales constituent aujourd'hui des documents irremplaçables permettant à la postérité de connaître la cimenterie, celle-ci ayant été photographiée dans toutes ses parties et sous tous les angles. Le nombre des commandes de ciment ou de chaux (en sacs ou par wagons) a multiplié corrélativement le nombre des cartes postales en circulation, cartes qui n'auraient peut-être pas été choisies comme souvenirs de Beaumont-sur-Oise pour des correspondances de vacanciers.

Il est résulté du grand nombre des cartes expédiées une chance supplémentaire pour les cartophiles d'aujourd'hui d'en trouver sur le marché et de les acquérir.

Grâces soient donc rendues aux publicitaires avisés d'autrefois : leur ingéniosité a fourni à notre époque des documents nombreux, variés, intéressants sur l'ex-cimenterie de Beaumont-sur-Oise.

PS: Cet article doit beaucoup au livre remarquable et si bien documenté de Paul Bisson Barthélémy, "Histoire de Beaumont-sur-Oise, mais aussi aux cartes postales, ces témoins apparemment muets d'un passé déjà lointain, mais qui parlent si bien de leur temps. Merci donc à Paul Bisson de Barthélémy et à la librairie Frémont ainsi qu'à la Cimenterie de Beaumont-sur-Oise qui méritait bien cet hommage tardif.

 

Marcel Mercier