Honoré Daumier et la musique

Exposition à la Villa Daumier du 16 au 24 mai 1998

La municipalité de Valmondois a eu l’heureuse idée de rassembler en une exposition des œuvres d’Honoré Daumier consacrées à la musique. En effet, le regard de Daumier s’est posé sur le monde de la musique comme il s’est posé sur celui de la basoche, sur celui des carabins et sur celui des politicards.

Il les a tous représentés, ceux qui tournent autour de la musique : professionnels, amateurs, saltimbanques ; joueurs d’instruments à cordes, joueurs d’instruments à vent ; musiciens d’orchestre, musiciens de salon, musiciens de la rue ; ténors et cantatrices. Le public ou plutôt les publics sont présents aussi, car l’artiste n’a épargné personne.

Ne saurait-on pas que l’auteur s’appelle Daumier qu’on lui en attribuerait quand même la paternité. Le regard de l’hôte célèbre de Valmondois s’est attardé sans complaisance ni animosité sur le monde qu’il observait. Il a au premier coup d’œil et infailliblement discerné l’expression, le travers, l’attitude, le geste qui caractérise l’être humain dans son rapport à la musique et à l’acte musical, mais aussi le rapport du musicien avec son instrument, le rapport de l’auditeur avec le musicien ou le chanteur. A travers la musique ce sont les êtres humains, leurs calculs, leurs arrière-pensées que traque et débusque Daumier en vue de rendre visibles leurs sentiments. Les dessins qui représentent un médecin et son patient, un avocat et son client sont saisissants de vérité mais une légende est toujours utile, voire indispensable, pour rendre intelligible la nature de la situation. En revanche, les dessins qui ont trait aux musiciens sont compréhensibles sans l’aide d’un texte. Pas besoin d’explication écrite pour montrer le musicien qui accorde son instrument, le pianiste qui se trémousse et se démène sur son clavier, l’instrumentiste qui peine à déchiffrer sa partition, la cantatrice qui, tête rejetée en arrière et mains jointes sur sa poitrine, s’égosille devant son public, le ténor aux limites de l’aigu qui se torture le visage et tend les mains en un geste qui se voudrait pathétique, les amis aimables ou flagorneurs qui admirent ou feignent d’admirer la fille de la maison qui martyrise le piano, le prétendant debout près de la belle pianiste courtisée qui, les yeux fermés, dans une feinte pruderie, ne veut pas l’entendre. Tous sont vivants, saisissants de vérité et une légende ne ferait que gâcher le dessin. Quant au spectateur qui s’ennuie, nous l’avons tous rencontré. Car en voilà un que la musique n’intéresse pas ! Il a tenté de réprimer son bâillement, mais le sommeil ou l’ennui sont les plus forts. La bouche se distord. Plus le bâilleur résiste plus sa bouche s’ouvre. Il s’efforce de le dissimuler en baissant la tête. Trop tard : il bâille. Plein de bonne volonté néanmoins, il applaudit et il applaudit d’autant plus fort qu’il s’est plus ennuyé !

Ces types humains, ces comportements sont de tous les temps. C’est au XIXè siècle, certes, que Daumier les a fixés pour l’éternité mais ils sont aussi d’aujourd’hui. Les types ainsi créés par Daumier sont de tous les temps et de tous les pays et c’est là qu’il atteint le sommet de son art et touche à l’universel : il a vu, il a compris, il a dessiné. Le musicien, le chanteur, le flagorneur, le bâilleur sont là, autour de nous, et, n’étaient les changements de mode vestimentaire, on aurait l’impression de les connaître et de pouvoir leur donner un nom.

Peu lui importe finalement la musique : elle n’est pour Daumier que le prétexte à croquer les hommes (et les femmes), leurs travers, leur envie de briller, leur mesquinerie, leurs petits calculs, leurs ridicules. Dans ce domaine comme dans celui du droit ou de la justice ou de la politique, ce qui intéresse et passionne Daumier, c’est le permanent, l’universel. Daumier n’est ni cruel ni féroce ni méchant. Il est objectif. Il voit l’être humain tel qu’il est, sans s’indigner et sans protester. Il le crucifie sur la toile. Là, Daumier ne mène pas un combat contre l’injustice, l’intolérance, la sottise ou la médiocrité du règne de Louis Philippe. Il observe et note. C’est un naturaliste. C’est le Buffon de l’espèce humaine.

A un seul moment de cette série de dessins Daumier s’est laissé aller à un acte suspect de subjectivité : il a logé parmi les saltimbanques des figures connues : Victor Hugo jeune et encore glabre qui, dans une attitude qui lui est familière, baisse la tête comme pour faire mieux admirer son front immense encore grossi par Daumier ; à côté, Hector Berlioz qui semble déchiffrer une partition, peut-être celle de la Symphonie Fantastique ; et puis un personnage qu’une affiche sur laquelle on peut lire Les enfants d’Edouard semble permettre d’identifier : Casimir Delavigne ? Mais pourquoi diable Daumier a-t-il voulu égratigner ces célébrités de l’époque ? Quant au Journal des Débats, sa présence rappelle peut-être que Berlioz y fut critique musical.

Oui ! Peu importe la musique à Daumier car à un seul moment il l’a figurée : l’orchestre se déchaîne sous la baguette impétueuse de quelque maestro invisible ; les notes déferlent et se bousculent par-dessus la tête de l’auditoire éberlué, traversé de sentiments divers. « Faut-il l’admirer ce tintamarre ? Faut-il s’en indigner ? » semble-t-on se demander. Pour le coup, une légende est nécessaire. Daumier malmène la musique de Wagner qui, en l’occurrence, ne doit pas être celle des Préludes de Lohengrin.