Daumier et la campagne

Exposition à la Villa Daumier du 15 au 22 novembre 1998

A la lecture de ce titre, comment ne pas se prendre à rêver que Daumier, retiré à Valmondois, y a peut-être découvert la campagne ? Alors, l’imagination vagabonde et s’invente un Daumier citadin converti sur le tard aux charmes de la nature. Hélas ! « la folle du logis » a tort. Il faut tout de suite cesser de rêver et abandonner cette conception car elle ne repose pas sur des faits. Non ! ce n’est pas à Valmondois que Daumier a fait connaissance avec la campagne. A son époque, on trouvait encore aux portes de Paris une campagne non urbanisée. Rien à voir, certes, avec la vallée du Sausseron, ses collines boisées et son plateau cultivé ! Et si un doute subsistait, il suffirait de se reporter à cette lithographie classée dans Les Bons Bourgeois, où un couple accablé par la chaleur admire « les beautés de la nature »  à la Plaine Saint-Denis. Au demeurant, ces beautés sont réduites à leur plus simple expression : on se croirait plutôt dans le désert du Ténéré qu’à proximité de Paris. C’est le « pauvre paysage » décrit par Charles Vildrac.

Bien sûr, il s’agit là d’un exemple extrême, mais l’examen des œuvres exposées montre que la campagne vue par Daumier se résume souvent à quelques animaux, à quelques saules, à une mare, à une fondrière ou à un champ de blé d’où émerge un arbre. La végétation est sommairement, quoique habilement, figurée. Cette pauvreté de la description et la présence constante de plusieurs êtres humains prouvent que la nature n’est pas le souci dominant chez Daumier. A aucun moment dans ces séries intitulées Les Pastorales et Les Bons Bourgeois on ne rencontre un paysage peint pour lui-même et pour le plaisir d’ordre esthétique qu’il engendre. Seulement des êtres humains dans leurs rapports avec la nature ou dans leurs rapports entre eux lorsqu’ils se rencontrent dans la nature. Ces rapports sont souvent conflictuels : paysans et citadins s’observent, se méprisent ou s’opposent. La campagne constitue le décor choisi par Daumier pour peindre des êtres humains. Elle n’est qu’un alibi pour présenter des scènes cocasses nées de la différence des mentalités.

Quand on connaît, pour avoir vécu à la campagne autrefois, le mépris du paysan pour le citadin et la condescendance du citadin à l’égard du paysan, les dessins de Daumier prennent toute leur saveur. L’habitude des voyages, le brassage des mentalités qui en résulte, le caractère quasi industriel de l’agriculture d’aujourd’hui et une meilleure connaissance réciproque des divers types de populations rendent difficilement compréhensibles la méfiance et l’hostilité qu’éprouvaient les uns pour les autres les habitants des villes et ceux des villages. Dans les années trente encore, le paysan était un « bouseux » ou un  « cul terreux » dans l’esprit des citadins, tandis que le citadin qui s’aventurait à la campagne était accueilli par des railleries en raison de son ignorance de la nature. Je me souviens des
« Parisien, tête de chien !
Parigot, tête de veau ! »

que nous lancions aux malheureux enfants de la ville venus passer quelques jours de vacances à Valmondois.

Les différences des mœurs et des mentalités expliquent bien des scènes saisies sur le vif par Daumier. L’une des plus représentatives, des plus extrêmes aussi, est celle de l’accident de chasse : un promeneur venu de la ville, portant gibus et escarpins vernis, arpente la campagne en lisant, pourquoi pas ? Virgile dans le texte. Surgit un lapin qui détale à toutes jambesou plutôt à toutes pattes.
Il a été vu par un chasseur, sans doute un fermier émancipé par la Révolution, ayant récemment accédé au droit de chasser jusque-là apanage des nobles. L’homme de la glèbe épaule, tire, etrate le lapin, qui détale de plus belle. Visiblement c’est le promeneur qui a reçu la décharge et ce, dans la partie la plus charnue, certes, mais aussi la moins glorieuse de sa personne. Accident ? Pas sûr. Et si le chasseur prétendument maladroit l’avait fait exprès ? Est-il téméraire de penser que, dédaignant le lapin, il a voulu « se payer le feignant » qui foule ses terres ?
Et la jeune paysanne victime - peut-être consentante – des privautés du monsieur entreprenant, lequel lui a pris le menton dans la main en la regardant sous le nez, prend-elle goût à la peau douce du citadin ? ce qui doit la changer des mains calleuses et râpeuses de son vieux mari. A-t-elle aperçu celui-ci qui arrive à pas de loup armé d’un gourdin ? Craint-elle de recevoir sa part dans la volée de bois vert qu’il va administrer ? Car il n’a pas l’air commode le bonhomme ! Il ne semble pas enclin à partager des droits acquis par le mariage pour se faire cocufier par ce mirliflore ! Or il a en main l’argument décisif des discussions orageuses : martin-bâton !

Le citadin n’est pas seulement un objet d’animosité pour le villageois, mais aussi un objet de moquerie car il ne connaît rien à la nature. Voyez-le s’aventurer trop près des ruches et s’enfuir, assailli par les travailleuses ! Voyez ce couple dépité de n’avoir pas réussi une greffe alors qu’il a strictement appliqué son savoirlivresque ! Regardez encore cet autre couple peinant à porter un panier plein de victuailles qu’il voudrait manger sur l’herbeabsente. Il fatigue dans l’attente d’un hypothétique plaisir, celui de manger inconfortablement dans la nature, ce que ne ferait pas un paysan à moins d’y être obligé.
Le citadin est un niais qu’il faut berner : un monsieur bien mis tient un verre. Le vigneron lui vante sa piquette. L’homme venu de la ville se penche sur le verre et hume le breuvage avec une expression qui se voudrait connaisseuse. Des fouleurs de raisin debout dans la cuve le regardent d’un air goguenard : on a fait prendre à ce nigaud un jus non fermenté pour un vin de pays.

Autre niais en haut-de-forme, raisonneur de surcroît, celui qui, découvrant deux chapeaux apparemment abandonnés dans un champ de blé, conclut à un double suicide. Sans doute a-t-il connu à la ville une jeunesse sage exempte d’aventures hors mariage, à moins que sa fortune ne lui ait permis d’abriter ses amours dans un lieu moins rustique qu’un champ de blé. A sa place, un villageois aurait compris que les deux désespérés ont moins souffert que ne le suppose le nigaud endimanché et qu'ils recommenceront maintes fois encore leur suicide car ils y ont pris goût.

Autre habitué du raisonnement : un homme qui se cache derrière un arbre car un taureau vient vers lui au petit trot. L’homme ne perçoit le danger imminent qu’au terme d’une suite de déductions, là où un pauvre bougre en aurait la perception immédiate et directe. Au fait, s’agit-il bien d’un taureau ? Le citadin n’a pas remarqué le pis qui en fait une vache.

Daumier n’a certainement pas découvert la campagne à Valmondois, mais c’est peut-être là, en voyant vivre le village, qu’il a dessiné avec bonheur et réalisme ces scènes où le bourgeois est constamment présenté à son désavantage et tourné en dérision. La campagne n’est que le décor obligé de la rencontre du citadin avec le monde rural. Ce qui excite la verve de Daumier, c’est le pantin endimanché fraîchement arrivé au débarcadère du chemin de fer, qui transporte avec lui ses prétentions, sa fatuité, son appareil vestimentaire et croit épater les paysans quand il ne fait que provoquer leurs rires ou leurs colères.

Décidément, la tête de Turc de l’illustre caricaturiste retiré à Valmondois, c’est le bourgeois.

La passion de Daumier reste bien l’être humain et non la campagne, rien que l’être humain pourrait-on dire si cela ne risquait pas d’apparaître restrictif. Mais quel programme quand on a le talent d’Honoré Daumier !

 

Marcel Mercier