Quel récit voulons nous croire ?

Première de couverture

Quel récit voulons-nous croire ?

 

A François Macé de Lépinay, à qui je pense fidèlement chaque fois que je rentre dans une église

 

 

En 1926, mes grands-parents, Marcelle et Georges Huisman publièrent chez Nathan Les contes et légendes du moyen-âge français ; ils le firent précéder de cet avant-propos, écrit donc en 1926, 8 ans après la fin de la guerre, où il convenait d’exalter l’histoire de la France :

 

A  NOS   JEUNES   LECTEURS.

 

Les belles histoires que  nous  avons  entrepris de vous raconter sont aussi vieilles que les plus vieilles pierres de notre pays. Elles ont été récitées et chantées tout au long des chemins qui conduisaient les pèlerins de France, le baluchon sur le dos et le grand bâton à la main, en Terre-Sainte, à  Rome, à Saint-Jacques de Compostelle, au Mont Saint­Michel du Péril-de-la-Mer. On les répétait à l'étape dans les vastes abbayes où les voyageurs se reposaient. Elles ont fait la joie des étudiants et des clercs qui peuplaient les Universités, et qui se divertissaient d'anecdotes réjouissantes, soit qu'ils attendissent, assis sur leurs bottes de paille, la leçon du maître à la mode, soit qu'ils fussent attablés à boire des pintes de bon vin dans les tavernes de leur temps.

Ces belles histoires, les chanteurs populaires du moyen âge les ont colportées à travers les châteaux, les tournois et les foires ; les croisés du XIII e siècle les ont redites sous la tente et elles firent aussi le contentement des rudes hommes d'armes qui combattaient  durant  la   guerre   de Cent ans.

On les a copiées sur des manuscrits de parchemin ornés de délicates   miniatures ; les sculpteurs s'en sont inspirés au portail des cathédrales gothiques ; les verriers les ont enchâssées dans les vitraux éblouissants qui sont la parure   de   nos églises, et les peintres en ont fait des compositions si touchantes qu'au bout de cinq siècles elles ébranlent encore le plus profond de notre sensibilité.

Ces belles histoires, vous les aimerez, car elles portent en elles tous les parfums de notre vieille terre de France. Vous y retrouverez les vertus héroïques des paladins qui entouraient Charlemagne et celles des robustes barons qui bataillèrent sans fin pour arracher notre pays aux infidèles du Nord et du Sud.

Vous y retrouverez la gentillesse et la courtoisie des chevaliers valeureux qui avaient su imposer à tous le respect des femmes et des faibles. Vous y retrouverez l'esprit et la turbulence des écoliers français qui, à toutes les époques de notre histoire, se complurent au travail et à la joie. Vous y retrouverez, comme dans un miroir, estompé sans doute mais toujours fidèle, les visages de vos aïeux.

10 ans plus tard, en 1936, ils récidivent dans la même collection mais ils publient alors Récits et épisodes de la Révolution française. On peut penser que ce changement d’appellation souligne la dimension historique des faits relatés. Mais il s’agit aussi en plein Front populaire d’exalter la République, l’égalité.

Conte, récit, analyse historique… il y aurait ainsi une hiérarchie en histoire allant du peu vraisemblable (le conte ou le mythe) jusqu’au discours historique proprement dit dans lequel l’exigence de vérité serait le critère essentiel.

Aujourd’hui le statut du terme « récit » a quelque peu changé : il est porteur de valeur et il s’agit souvent d’accompagner une valeur nationale ou culturelle en montrant à travers le récit sa permanence au travers de l’histoire. La laïcité en France aujourd’hui est toujours, par exemple, tributaire de récits qui la justifient.

Il m’arrive souvent, en furetant dans la bibliothèque de mon grand-père, de relever un livre auquel je n’avais pas prêté attention. Ce fut le cas il y a quelques jours à propos d’un livre d’Emile Mâle, La fin du paganisme en Gaule, livre qui m’attira d’abord par son titre intriguant. Publié en 1950, alors qu’Emile Mâle a 88 ans, je relevais d’abord, dans la Préface, un passage étonnant de force et d’espérance :

« J'ai commencé ce livre dans les sombres jours de l’occupation.  Je l'ai terminé dans la joie de la victoire. Notre pays cependant était couvert de ruines; des villes entières avaient presque disparu.

Reverrait-on un jour le beau visage de la France ressuscitée? Voilà ce que je me demandais avec angoisse; je regardai vers le passé et j'y trouvai des raisons d'espérer. Peu de pays ont plus souffert que la France. Les belles basiliques que nous allons étudier ont été détruites par des invasions successives venant de l'est, du nord et du midi. Pendant près de cinq siècles les Germains, les Arabes, les Scandinaves, les Hongrois ont pillé, massacré, détruit les monuments, mis le feu aux églises et anéanti toutes les merveilles qu'elles renfermaient. On pouvait croire que l'art allait à jamais disparaître de notre sol. Mais, dès la fin du Xe siècle, lorsque la paix fut revenue, les églises recommencèrent à sortir de terre.

 Le XI e siècle fut un des grands siècles artistiques de la France et l'art roman y fit naître  des  chefs-d' œuvre.  Comment ne pas admirer celle soudaine résurrection?

Elle ne fut pas la seule. Au XVe siècle, on vit la France, dévastée et ruinée par la guerre de Cent ans, renaître en quelques années et l'art ressusciter avec elle. On peut dire que le style flamboyant qui nous a donné tant d' œuvres triomphales fut le style de la victoire. Une Américaine (Mlle O’Reilly) a écrit que lorsqu'elle voyait une courbe et une contre-courbe dessinant une flamme, elle ne pouvait s' empêcher de penser à Jeanne d' Arc. Idée de poète qui se trouve être une vérité. Bien que les origines du style  flamboyant soient un peu plus anciennes que la guerre de Cent ans, c'est après l'élan donné par Jeanne d'Arc el la libération qu'il s'épanouit magnifique ment .

Ces exemples sont consolants. Ils prouvent que le génie français est indestructible. Nous avons donc le droit d'espérer que la France d’aujourd’hui se relèvera comme la France d'autrefois et qu'elle sera aussi féconde. Elle mettra beaucoup plus longtemps à refaire les villes et les villages, car jamais les ruines n'ont couvert d'aussi vastes espaces. Il faut souhaiter que nos architectes, sentant la grandeur de leur mission, se surpassent eux-mêmes. Qu'ils créent des maisons très modernes, mais soumises à cette « divine proportion » que l'Italie de la Renaissance croyait avoir découverte, mais que notre moyen âge n'a pas ignorée. Qu'en même temps les urbanistes ouvrent de vastes perspectives, qu' ils remplacent les ruines par des parcs, qu' ils   fassent   entrer   la campagne   dans   la  ville, avec l' air, la lumière et le soleil. En unissant leurs talents, architectes et urbanistes nous donneront une nouvelle victoire. »

Il est réconfortant de lire sous la plume d’un homme de 88 ans cet hymne à la modernité et au futur alors même que toute son œuvre est une étude attentive du passé.

Et c’est là que le contenu même de cet ouvrage peut nous intéresser aujourd’hui quand certains pleurent la disparition du « destin éternel de la France » comme si la France n’était pas d’abord et avant tout le fruit de cette histoire contradictoire. Emile Mâle fut le grand écrivain de l’art chrétien en France. Il fut lui-même tout au long de sa vie catholique et républicain. Mais sa passion pour l’histoire n’a jamais été dépassée par l’idéologie qui tordrait le cou aux faits et aux événements.

Certains voudraient aujourd’hui que la France ait été "de toute éternité". Elle serait sortie toute faite de la cuisse sinon de Jupiter du moins de Dieu lui-même, pourvue dès l’origine de sa religion chrétienne et des prénoms authentiques et labellisés chrétiens de ses enfants. Et aujourd’hui, celui qui oserait proposer pour son enfant un prénom autre que ceux labellisés français serait tout simplement traitre à sa patrie.

En lisant ce livre d’Emile Mâle, je découvre que les premiers chrétiens qui sont arrivés en Gaule au cours des trois premiers siècles de l’ère chrétienne étaient essentiellement des Grecs d’Asie mineure, venant de Smyrne ou d’autres villes de la Turquie actuelle. Ils sont arrivés à Marseille comme tant d’immigrés d’aujourd’hui, arméniens, turcs, arabes du Maghreb, africains.. Ils ont remonté le Rhône vers Lyon et dans la Gaule entière. Leurs prénoms étaient grecs mais leur apparence devait les rapprocher davantage des hommes du moyen-orient que des éphèbes classiques. Pour l’autochtone marseillais, pour le soldat romain, ou le commerçant grec de Marseille, ce « chrétien » devait largement se confondre avec le juif, venu lui aussi de contrées voisines et qui, l’un comme l’autre, affichait un monothéisme alors surprenant.

Cette influence orientale n’est pas superficielle ; selon Emile Mâle, elle façonne l’art chrétien au plus profond :

" Mais bientôt la Gaule nous montre dans ses églises quelque chose de tout à fait nouveau en Occident : une haute coupole s'élevant à l'entrée du chœur.  (…) La coupole est asiatique. Originaire de l'Assyrie, elle fut adoptée de bonne heure par les chrétiens de l'Anatolie. C'est là que nos pèlerins la connurent. Imitée en Gaule , elle eut avec le temps une étonnante fortune. » (…)

« Nous découvrons en Gaule un autre type d'église : l'église voûtée…. Les Romains connaissaient la voûte qu'ils avaient reçue des Étrusques, mais ils l'employaient surtout dans les œuvres d'utilité publique; leurs temples n'étaient  pas voûtés  . Ce sont les régions de l'Asie Mineure, voisines de l'Iran, pays de palais voûtés sassanides qui, de bonne heure, adaptèrent la voûte à l'édifice chrétien. On trouve là des églises qui, avec leurs arcs doubleaux soutenant la voûte, ressemblent à des églises romanes. C'est de ces régions, connues des pèlerins, que nous sont arrivées à la fois la voûte et la coupole si longtemps ignorées de la Rome chrétienne.»(…)

« Les Barbares qui envahirent la Gaule n'avaient aucune architecture et ne pouvaient modifier ni le plan, ni l'élévation de nos églises. Mais ils avaient un art décoratif qui s'imposa peu à peu à nos artistes. Les Wisigoths qui envahirent la Gaule et qui, pendant un siècle, en occupèrent toute la partie méridionale, de la Loire aux Pyrénées, avaient longtemps séjourné au bord de la mer Noire. Là, ils s'étaient initiés au vieux décor asiatique, tresses, étoiles, marguerites, arbre sacré de l'Iran. C'est l'art de l'antique Orient qu'ils apportaient avec eux. Ces motifs nouveaux finirent par remplacer les oves, les denticules, les rais de  cœur,  gracieuses créations  du génie  grec,  c'est ce qui explique pourquoi les sarcophages sculptés dans le sud­ ouest par les Wisigoths ne ressemblent en rien à ceux de l'atelier d'Arles. C'est ce décor oriental qui, avec le temps, a fini par l'emporter en Gaule. » p.326-327

 

Deux récits s’affrontent ici, reposant sur deux valeurs opposées : l’un privilégiera l’histoire de ces mélanges incessants entre des populations venues d’ailleurs et qui soulignera que le christianisme lui-même a des origines orientales ; l’autre se raidira sur la pureté d’une origine inaltérable et fera tout pour se prémunir de l’altérité.

                                                                                                          Bruno Huisman

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