Souvenirs d'un collectionneur

Les tribulations d’un jeune Valmondoisien dans les années 1930

L’année 1936 fut celle de la première rupture dans la tranquille continuité de mon existence d’enfant. J’vais jusque là vécu à Valmondois ; j’y avais fréquenté l’école primaire ; j’y avais mes camarades, j’y avais mes affections. Or tout à coup il m’en fallait partir. En effet mon père bénéficia cette année là d’une promotion, promotion assortie d’un changement de résidence C’étaient les grandes vacances d’été et je me trouvais au bord de la mer. LE voyage de retour me conduisit directement à mon bouveau domicile. J’avais ainsi quitté mon cher village sans lui avoir fait mes adieux. Cette brutale séparation, cette involontaire esquive à l’anglaise me laissèrent quelque temps perturbé et orphelin de quelque chose.

Mais a quatorze ans les blessures se cicatrisent vite. Je connus d’autres camarades et ne pensai bientôt plus beaucoup aux « copains ». J’étais emporté par le flot des événements, par les études, par la guerre et ses privations et ses souffrances ; la blessure de 1936 s’était cicatrisé encore que mais n’anticipons pas. Valmondois c’était éloigné. Comme tous les jeunes hommes, j’étais happé par la vie : la famille, la conquête d’une place dans la société, l’envie et le souci de réussir.

A ce train là, les années passent vite. « La jeunesse n’est-elle pas », a dit un humoriste, « un défaut dont on se guérit un peu chaque jour ? ». L’âge adulte était là, puis il était déjà écoulé. L’âge de la retraite, l’âge tout court ramènent invariablement chez la plupart des êtres le regret du temps passé. On se laisse aller à la nostalgie, aux délectations moroses. La nostalgie pour moi s’appelait les « copains » d’autrefois.

Alors je revins à valmondois un peu, j’y revins plus souvent, puis j’y revins beaucoup. Depuis vingt deux ans que j’ai pris ma retraite, il ne s’est pas écoulé un mois sans que le village de mon enfance ne reçoive ma visite. Il m’arrive de rencontrer un ex-jeune de ma génération. A l’étonnement que j’éprouve en découvrant ses cheveux blancs, je mesure sa surprise en découvrant les miens. Mais je remarque aussi les inévitables changements inhérents à toute vie, y compris la vie d’un village. Or le changement des lieux bouleverse et contrarie les souvenirs : par exemple la disparition lente, progressive et inexorable des commerces à Valmondois. Ce phénomène est certes, représentatif d’une évolution de la société depuis une cinquantaine d’année, mais il apporte avec lui une modification telle dans l’aspect du village que celui-ci est presque méconnaissable pour qui ne l’a pas vu depuis longtemps.
Un jour, le hasard me mit en présence d’une carte postale ancienne représentant un quartier de valmondois dans les années 30. En regardant j’eus, un trop bref instant, l’impression, l’illusion d’être revenu soixante ans en arrière : impression de rêve agréable qu’on essaie au réveil, de retenir et de prolonger ; en vain, le rêve s’évanouit et ne reviens pas. Cette première carte postale me donna l’envie d’en trouver d’autres.
Je dus faire connaissance avec le monde de la cartophilie. Etant enfant, j’avais déniché dans les greniers de gros albums emplis de cartes fixées par leurs quatre coins dans des fentes obliques prévues a cet effet. Mon enfance insouciante, avide de présent et surtout d’avenir, se gaussait de ces « souvenirs de vacances » et de ces « Bon baisers » envoyés de loin. Toute la France défilait devant mes yeux : le Pont de Pierre de Bordeaux, l’ancien Trocadéro, le Pont transbordeur de Rouen, la Promenade des Anglais à Nice, la Tour Eiffel, des Poilus au repos, des villages en ruines bombardés par les « Boches » causant un raz de marée dans une piscine, etc, bref, tout un monde inconnu qui faisait divaguer ou fantasmer mon imagination d’enfant.
Ces collections fortuites de souvenirs on été détruites ou dispersées lors des héritages mais certaines d’entres elle, heureusement préservées, ont atterri dans les brocantes.

Je me mis donc à hanter les brocantes, ces marchés de précieuses vieilleries, dont la fréquentation me permit de commencer une collection. Les cartes postales y deviennent rares en raison de l’engouement croissant qu’elles provoquent. Les amateurs, de plus en plus nombreux, comptent même parmi eux beaucoup d’étrangers, de sorte que de grandes quantités de cartes dorment chez les particuliers ou sortent de France.
Ce commerce s’est d’ailleurs réorganisé. Les ventes se concentrent dans d’importants salons qui se tiennent tant en province qu’à Paris où l’on trouve notamment :

  • Cartexpo, à la Mutualité
  • Numicarta, à Paris Bercy,
  • Le Salon du livre et des papiers anciens à la Porte Champerret.

La province n’est pas en reste sur la capitale ; on y organise aussi de grands salons.
Pour se rendre compte de l’intérêt suscité par les cartes postales, il faut aller une fois dans l’une de ces manifestations parisiennes, à la Mutualité par exemple, qui ouvre ses portes à dix heures. Dès avant neuf heures, une file d’attente se forme sur le trottoir. Elle finit au-delà de l’Eglise Notre Dame du Chardonnet. A l’ouverture des caisses, la foule se répartit entre les différentes salles. Un regard sur la salle du rez de chaussée vous donne l’impression d’une ruche bourdonnante où les collectionneurs sont agités de mouvements browniens ponctués de pauses plus ou moins longues devant les étals
Il y a des dizaines de milliers de cartes chez chaque marchand. Elles sont classées par thèmes ou par département et, dans chaque département, par ordre alphabétique des communes. Il faut être patient et regarder les cartes une par une. Cette opération est recommencée à chaque vendeur. Or il y en a presque cent. La journée n’y suffit pas. La passion des cartes ne va pas jusqu’à faire oublier le repas du midi. Heureusement on peut déjeuner avec des sandwichs achetés sur place. A la Porte Champerret un négociant venu du sud-ouest dispose même d’un petit espace où l’on peut s’asseoir et déguster un véritable cassoulet arrosé d’un vin de cahors. Ensuite, on recommence à jouer des coudes dans la foule en espérant se faire servir a son tour car certains chalands sont habiles à passer avant les autres.
Enfin on découvre une carte qu’on ne possédait pas encore. Cette carte, on la reverra peu être plus loin à un prix très différent. En effet, les prix ne sont pas unifiés. Non qu’ils soient fixés « à la tête du client » car ils sont écrits d’avance sur les cartes elles-mêmes, en clair ou à l’aide d’un code.
Quant au niveau prix il dépend de critères mal définis où l’on trouve le plus ou moins bon état de la carte, son ancienneté, son sujet, le ait qu’elle a voyagé ou non, l’état du timbre poste, etc. Certains vendeurs accordent des ristournes.
Les prix sont parfois élevés : j’en ai payé jusqu’à huit cent francs pièces ; j’en ai vu qui coûtait trois mille francs : il s’agissait d’une carte représentant une roulotte de Romanichels avec son cheval étique, la cage à serins accrochée derrière la carriole parmi les paniers en osier, le chien famélique frottant sur le coté ; c’était presque du Van Gogh en miniature.

La collection 
Le hasard, la chance, mais aussi une certaine dose d’obstination m’ont permis de constituer une importante collection de cartes représentant tous les aspects de Valmondois tel qu’il était du temps de mon enfance. Avec plus de sept cents cartes pour un village qui, à cette époque-là comptait à peine sept cents habitants, j’arrive sans doute aux confins du maximum de trouvailles. Je continue néanmoins à chercher, éprouvant une joie anachroniquement juvénile quand il m’arrive de trouver une carte que je n’avas pas encore. Ce nombre de sept cent peut paraître incroyable aux yeux de qui le juge selon les critères du vraisemblable. Il est incroyable, certes, mais vérifiables.
Elles occupent plusieurs albums et sont classées dans l’ordre d’une promenade qui commenceraient au bord de l’Oise (à lui seul ce quartier fait l’objet d’une centaine de cartes) et s’achèverait aux portes de Verville.
L’ancien moulin transformé ultérieurement en glacière est présent par une trentaine de cartes et le château, son voisin, par une quarantaine. Le quartier de l’église compte une cinquantaine de cartes. La mairie, le quartier du centre et le Carrouge sont là avec une soixantaine de cartes. Pour la Naze, je possède soixante-dix cartes. Le Sausseron a tenté une cinquantaine de fois l’objectif du photographe et le tortillard vingt cinq fois. Il faudrait y ajouter les Orgivaux, les Vallées, le Mont la Ville, les Friches, les vues générales du village (une cinquantaine de cartes) sans oublier H.Daumier, G.Duhamel, etc.
En 1996 , les cinq ou six cents cartes que je possédais alors furent présentées dans une exposition organisée à Valmondois à l’occasion des journées du patrimoine.

Ces cartes, je les regarde souvent. J’y retrouve un peu de mon enfance. Il m’arrive même d’y reconnaître une silhouette familière autrefois. On peut taxer cela de passéisme. C’est que l’être humain ne s’intéresse pas seulement au présent, c’est-à-dire à ce qui est immédiatement utile. Il n’avance pas dans la vie tel un chine qui, le nez collé au sol, cherche les odeurs et autres tropismes qui détermineront sa conduite. « L’avenir sans le passé est aveugle » a écrit un auteur contemporain.
Je ne puis acquérir une carte sans la retourner et prendre connaissance de ce que des gens ont écrit autrefois à leurs proches. En lisant ces messages qui ne s’adressaient pas à moi, il me semble que je commets une sorte d’indiscrétion ; il me semble que je m’approprie un instant d’émotion, un témoignage d’affection ou d’amitié envoyé à des êtres chers.
 

Marcel Mercier