Vœux de Bruno Huisman 2015
Mes chers amis,
J’avais souhaité que cette cérémonie des vœux soit ouverte cette année par ce moment musical, comme le symbole de ce que nous recherchons à Valmondois : une certaine harmonie qui fait du bien- vivre ensemble un objectif collectivement partagé.
Et puis est survenue la tragédie du 7 janvier et tout ce que j’avais envisagé a pris un autre sens.
Cette musique, la plupart d’entre nous, nous l’avons entendue comme un apaisement, comme une sorte de baume sur notre souffrance.
Mais dans tout ce que je souhaite vous dire maintenant, il va y avoir l’ombre terrible de ce 7 janvier.
Je voulais aussi par ce moment musical saluer en ce début d’année 2015 la disparition, il y a quelques mois de notre cher ami, Antoine Duhamel, qui fut jusqu’au bout un fidèle de cette cérémonie et que nous regretterons tous, longtemps à Valmondois tant sa générosité nous aura permis, pendant des années, de vivre artistiquement des aventures que nous n’aurions pas créées sans lui, comme par exemple Jazz au fil de l’Oise.
Je voulais évoquer ce terrible traumatisme qu’a connu le village en cette fin d’année 2014 avec le terrible accident d’intoxication au monoxyde de carbone qui a vu trois habitants chers à nos cœurs mourir dans leur sommeil. Et je voudrais évoquer ici dans les circonstances difficiles, l’élan affectueux de tout le village pour inhumer ces trois habitants selon le rite de leur religion ; car pour deux d’entre eux, le père et son fils, Alban et Allan, nous avons appris qu’ils étaient de confession musulmane et qu’ils convenaient par conséquent de les enterrer, conformément au souhait de leur famille, selon une certaine orientation. Cela fut fait. Et c’est bien qu’ils puissent ainsi reposer dans ce village qu’ils aimaient tant.
Ce village de Valmondois possède des qualités qui le font apprécier de tous ceux qui viennent à le connaître. Et qui les conduisent à lui prêter plus qu’il ne possède vraiment. J’entends souvent des amis me dire : « Oui mais vous à Valmondois, c’est différent : vous êtes des privilégiés ». C’est inexact ; nous sommes assez conformes aux strates et aux moyennes départementales. Mais il y a un privilège que je revendique et que j’assume : c’est l’esprit amical des uns à l’égard des autres qui conduit ensemble à entreprendre et réussir des projets que sans ce moteur amical, sans cette énergie et cette ferveur, nous n’entreprendrions évidemment pas.
Je suis un professeur de philosophie souvent égaré dans le jeu politique. Et c’est pour cela que j’adhère facilement à ce que je lis sous la plume de mes maîtres en philosophie. J’ai pris à la lettre les réflexions d’Aristote quand il fixait au projet politique de la cité le but de construire une communauté d’amis, expliquant que l’amitié est le seul ciment suffisamment puissant pour maintenir le lien communautaire entre les citoyens. Sans doute Aristote parlait-il d’un temps où les cités étaient petites, où tous les citoyens se connaissaient entre eux, où leur dialogue leur permettait de se rapprocher en échangeant librement leurs idées. A Valmondois, la taille de notre commune a quelque chose encore de l’idéal grec et la sagesse est sans doute de ne pas chercher à croître trop vite. Je sais bien que nous ne partageons pas tous ici même, dans cette salle, les mêmes convictions, les mêmes valeurs, les mêmes règles de vie. Et pourtant, j’ai le sentiment que nous acceptons de dialoguer ensemble, de confronter nos opinions, d’accepter nos divergences sans que cela entame le respect et la bienveillance que nous nous devons. Ce capital là, le capital amical qui permet la tolérance et le respect, croyez-moi, c’est bien le patrimoine le plus précieux pour une commune comme la notre car c’est à partir de lui que nous pouvons bâtir des projets qui vont au delà de nos faibles moyens.
Ce samedi 10 janvier aurait du être un jour de fête à Valmondois puisque cet après midi, grâce à l’initiative de la Villa Daumier, nous allons accueillir les dessins des caricaturistes du monde entier, autour de Plantu, ces caricaturistes qui, fidèles à l’esprit et au message de Daumier, maintiennent contre vents et marées, contre dictature et diktat de l’argent, la liberté d’expression dans les journaux.
Je m’étais préparé à vous dire publiquement, en forçant un peu mon audace, ma révolte envers les drames mondiaux auxquels nous assistons trop passivement. Je pense notamment au drame syrien. Longtemps la Syrie fut une terre où l’influence française fut très forte, où la culture française rayonnait. A ce rayonnement, Georges Duhamel, illustre valmondoisien, participa activement comme Président de l’Alliance Française.
La Syrie est aujourd’hui un pays martyr. Martyrisé par la barbarie sous les formes les plus abjectes de la guerre civile et du terrorisme. Des millions de syriens ont du fuir leur pays, embarquant dans la panique sur des cargos où des contrebandiers les rançonnent et les mènent souvent à la mort. Nous voyons ces images sur nos écrans, sidérés, et nous ne bougeons pas.
J’avais prévu de vous en dire un peu davantage : depuis des siècles, les hommes patiemment cherchent à sortir de la barbarie. Ils construisent des sociétés plus justes : les droits de l’homme, les libertés, l’égalité entre les hommes et les femmes, l’égalité des êtres humains dans leurs orientations sexuelles, l’égalité économique aussi quand bien même elle serait trop longue à être conquise, tout cela progresse et la barbarie massivement recule.
Et je voulais opposer à ce progrès incontestable le moment saisissant où, sur nos écrans surgissent des images insupportables : un homme sous nos yeux en égorge un autre et nous donne à voir son crime. Sidérés, nous ne bougeons pas. Nous ne réagissons pas à la hauteur d’une telle abjection.
Je voulais conclure cette évocation en rappelant une donnée essentielle: dans toute cette barbarie, il n’y a pas de religion. Il n’y a pas de sentiment religieux. Il y a simplement une haine absolue envers le genre humain et jamais selon moi la haine de l’homme ne saurait être une raison religieuse.
Et puis brusquement mercredi, mes propos, ces propos que j’avais préparés pour vous les dire aujourd’hui, ont été rattrapés par l’histoire. Valmondois, terre d’accueil de Daumier, résonne encore plus qu’ailleurs des cris et des larmes que font naître les morts des caricaturistes.
Il faut bien mesurer ce qui s’est passé. Daumier, féroce combattant de la liberté, adversaire résolu des pouvoirs liberticides, a connu la prison et parfois la misère. Du moins personne n’attenta-t-il jamais à sa vie.
Mercredi 7 janvier, 1 femme et 11 hommes et parmi eux 5 caricaturistes « fantassins de la liberté et de la démocratie » ont été assassinés. Ce qui a été visé à travers cette tuerie barbare, c’est d’abord l’étouffement de la liberté d’expression, de la liberté de la presse. Et ensuite, et qui va de paire, c’est l’installation de la peur, de la terreur parmi tous ceux qui doivent être aptes à défendre cette liberté.
Dés lors, il n’y a pas à se dérober : il faut soutenir la liberté d’expression sans peur, dans l’union de ceux qui savent que nous n’avons pas de chose plus précieuse à défendre.
Je vous l’avoue avec gravité : depuis 4 jours, j’ai vieilli, sacrément vieilli : d’abord parce que ce sont certaines figures de ma jeunesse qui viennent d’être assassinées (j’ai aimé comme beaucoup d’autres ici la fille du proviseur du grand Duduche ; et j’ai appris pour une part l’anatomie du corps des femmes à travers les dessins de Wolinski). Mais j’ai vieilli encore plus en réalisant que ce combat pour la liberté de la presse et de la liberté d’expression, il fallait l’entamer dès aujourd’hui avec une absolue détermination ; car il sera long, très long. Et ceux qu’il concerne au premier chef, ce sont mes petits enfants, nos petits enfants ; ceux qui auront dans trente ans à vivre dans un monde, je l’espère, débarrassé de cette intolérance fanatisée qui engendre bêtise et haine.
Il y a peut-être quelque chose de dérisoire à ce que le maire d’un petit village du Vexin fasse part le jour des vœux d’une telle indignation. Mais pour moi, être maire, c’est servir une certaine cause sociale, c’est contribuer à une certaine idée de l’humanité solidaire, c’est chercher à l’échelle d’un village à réaliser la tolérance et le bien vivre ensemble.
Depuis presque 20 ans, j’adresse ici même des vœux dans le cadre de cette même cérémonie.
Jamais les vœux que je vous ai adressés aujourd’hui n’ont été aussi graves et aussi sincères. Et j’espère ardemment que l’avenir pourra les exaucer.
Je ne veux pas terminer ces propos sur une note triste car si nous devenions tristes, c’est qu’ils auraient gagné. Nous devons à ceux qui sont morts d’être fidèles à leur philosophie, celle de l’humour, de la dérision, du rire. Hélas, le philosophe n’est pas toujours comique. Mais du moins peut-il chercher à penser le rire. C’est ce que fit Bergson. Et il le fit notamment en prenant pour exemple ces grandes cérémonies comme celle d’aujourd’hui, cette cérémonie des vœux :
« On pourrait dire que les cérémonies sont au corps social ce que le vêtement est au corps individuel : elles doivent leur gravité à ce qu’elles s’identifient pour nous avec l’objet sérieux auquel l’usage les attache, elles perdent cette gravité dès que notre imagination les en isole. De sorte qu’il suffit, pour qu’une cérémonie devienne comique, que notre attention se concentre sur ce qu’elle a de cérémonieux, et que nous négligions sa matière, comme disent les philosophes, pour ne plus penser qu’à sa forme. Inutile d’insister sur ce point. Chacun sait avec quelle facilité la verve comique s’exerce sur les actes sociaux à forme arrêtée, depuis une simple distribution de récompenses jusqu’à une séance de tribunal. Autant de formes et de formules, autant de cadres tout faits où le comique s’insérera. »
Cette recette bergsonienne pour rendre notre assemblée comique et terminer par le rire n’est pas si simple à mettre en œuvre. Alors je me suis demandé comment nos caricaturistes s’y prendraient. Et finalement la solution est venue d’un dessin que je vous propose en guise de conclusion et en guise d’hommage à ceux qui savent qu’un bon coup de crayon vaut parfois mieux qu’un long discours.
Je vous remercie.